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Kerian hocha la tête. Le temps que son compagnon récupère, elle planifia leur itinéraire, choisissant des sentiers connus des seuls chasseurs et... de leurs proies.

Ils cheminèrent jusqu’à ce que le soleil atteigne son zénith et ne croisèrent aucun chasseur. Atteignant une vallée, ils ne virent pas de fermiers dans les champs, mais de longues traînées noirâtres, là où s’étaient dressées leurs fermes...

Stanach serra sa hache.

— Ça ne date pas d’aujourd’hui, dit Kerian, amère. (Elle désigna le ciel.) Les corbeaux ont festoyé et sont repartis depuis longtemps...

— À t’entendre, tu as l’habitude.

— Je devrais, en effet... Mais détrompe-toi, Stanach, je ne m’y ferai jamais !

Jusque-là, les chevaliers s’étaient contentés de sévir autour des villes et des villages. La magie de l’Ancienne et les raids des Ombres de la Nuit les avaient tenus éloignés des bois.

Maintenant... Quelque chose avait changé.

Et les deux compagnons n’étaient pas seuls dans la forêt. On les pistait – si discrètement qu’ils auraient pu croire que leur imagination leur jouait des tours...

— Nous sommes suivis, dit Stanach, le premier soir, quand ils bivouaquèrent. Tu le sais.

— Oui. Et je sais qui c’est. Laisse-le tranquille. Il sortira de l’ombre lorsqu’il le décidera. Ou il partira.

— Tu ne le considères pas comme un danger.

Kerian sonda les ombres.

— Oh, si ! N’en doute jamais. Mais pas pour moi. (Stanach leva un sourcil.) Ni pour toi, tant que tu ne me menaces pas.

Cette nuit-là, le sommeil du nain fut un peu agité.

Trois jours après, toujours suivis, Kerian et Stanach se tenaient au sommet d’un amas de rochers jetés pêle-mêle par le Cataclysme face aux vestiges d’un village naguère prospère.

Aujourd’hui, il en restait des cendres.

Les villageois avaient soutenu Kerian... Le sang glacé dans ses veines, elle découvrit leurs têtes plantées sur des piques, le long de la rue principale. Le bétail, les chevaux et les chiens avaient été abattus.

Le teint verdâtre, Stanach retourna en titubant vers la forêt. Assaillie par des relents méphitiques, Kerian resta seule au milieu du carnage...

Après un mois d’absence, elle constatait de terribles changements.

— Kerianseray du Qualinesti...

Elle fit volte-face. Et reconnut à peine Jeratt, tant il avait changé. Où était le demi-elfe orgueilleux qui prenait la tête des Ombres de la Nuit, planifiant leurs attaques et leurs victoires ? Les joues hâves, le regard fébrile...

— Tu n’aurais jamais dû nous quitter, Kerian. (Jeratt se frotta le visage.) Il l’a su. Et il en a profité.

Stanach revint.

Jeratt se retourna en encochant une flèche dans le même mouvement. Le nain empoigna sa hache...

— Arrêtez ! intervint Kerian en posant une main sur l’épaule de Jeratt.

Sous ses doigts, elle sentit trembler ses muscles.

Stanach baissa son arme.

— Jeratt, dis-moi ce qui s’est passé.

— Tu le vois bien... D’un bout à l’autre du royaume, c’est le même spectacle de désolation. Au début, les chevaliers devaient simplement vouloir nous donner une leçon. Aujourd’hui, Thagol continue le massacre, et il se fiche éperdument que nous en retenions quelque chose...

Le demi-elfe eut un sourire amer.

— Il t’attend, Kerian. Tu es partie depuis un mois sans faire davantage de victimes parmi ses sbires. Il te cherche encore et toujours sur le chemin des rêves... Il guette ton retour. Et avec lui, Chance le Bourreau, ses chevaliers et ses draconiens... Il a fait venir des renforts de Néraka.

Jeratt plissa le front.

— À présent, nous sommes tous dispersés. Toi seule nous unissais. Sans toi...

Il fit un ample mouvement du bras.

Oh, dieux..., pensa Kerian.

Mais elle n’avait pas eu le choix !

— L’Ancienne ?

Le demi-elfe secoua la tête.

— Partie !

Le cri résonna comme un coup de tonnerre.

— Partie ? Où ?

— Je l’ignore. Une nuit, elle était près du feu. Au matin... elle avait disparu. Trois jours après ton départ...

— Mais tu as continué.

Jeratt bomba fièrement le torse.

— J’ai aussi fait ce que nous avions prévu : poster des guerriers au sud, puis lancer l’appel aux armes dans les vallées mais je n’ai pas pu tenir tête à Thagol. Il est aussi implacable que l’océan, Kerian. Nous sommes éparpillés aux quatre vents.

Face au demi-elfe dépenaillé et à la jeune guerrière qui, quelques jours plus tôt, s’était adressée à la Cour des Chefs, Stanach siffla tout bas.

— La première fois que je t’ai vue, tu piétinais le cadavre d’un chevalier pour t’enfuir d’une taverne... Ensuite, tu te présentes devant la cour du haut roi de Thorbardin. Et maintenant... (Il secoua la tête.) Par la Forge de Réorx, que comptes-tu faire ?

Kerian eut un sourire sans joie.

— Stanach, je me suis trop longtemps absentée de la forêt. Je vais t’emmener en lieu sûr. Après...

Jeratt pinça les lèvres. Mais dans ses yeux, elle vit l’espoir renaître.

Au camp des rebelles, où tous s’étaient réunis, Kerian reconnut beaucoup de braves...

Certains avaient préféré partir : Rhyl, qui n’était pas fiable, Ayensha – Jeratt avait dit qu’ils en reparleraient plus tard – et l’Ancienne.

Si certains furent ravis de revoir leur chef, d’autres lui en voulaient toujours de son départ soudain. Bueren Rose fit bon accueil à Kerian, mais parmi les nouveaux venus, six furent soupçonneux – les chefs d’autres bandes de voleurs et de bandits que Jeratt avait rassemblés. Ils avaient entendu parler d’elle, mais sans plus... Aucun d’eux n’avait combattu aux côtés de Kerian, ni abattu un chevalier sur le point de la tuer...

Or, c’était cela qui comptait.

Parmi tous ces elfes endurcis et belliqueux, Jeratt et Stanach étaient plutôt mal à l’aise.

Du coin de l’œil, Kerian vit le nain l’observer, ses yeux noirs pailletés de bleu rivés sur elle. Il était venu pour parler au roi, et il comptait remplir sa mission, puis retourner auprès de son chef, cet oncle assailli de doutes qui occupait le trône des Hylars...

Elle devina combien Stanach se sentait loin de chez lui...

Kerian lâcha un rire rauque. Puis elle apostropha une inconnue aux cheveux châtains, qui se tenait à l’écart.

— Toi ! Je ne te connais pas. Qui es-tu ?

Le front bas, la guerrière fit mine d’empoigner son épée, avant de se raviser.

— Vol de la Plume. Je ne te connais pas non plus.

— Aucune importance. Ici, dans mon refuge, avec Éclair... (elle jeta un coup d’œil au nain)... ou Tonnerre pour témoin, je te le demande : es-tu prête à épouser ma cause ?

— Eh bien, je ne sais pas....

— Tu ignores quelle est ma cause ? Tu mens, en tout cas, si tu as combattu avec Jeratt ! La cause de notre souverain injustement décrié est celle de Porthios, que nous honorons tous.

Vol de la Plume grimaça.

— Oui, j’ai combattu avec Jeratt. Mais si je décidais de partir, maintenant ?

— Jure de partir en paix et je te laisserai faire.

Vol de la Plume ne s’y attendait pas. Elle eut soudain tout d’une biche le nez au vent, essayant d’analyser une odeur complexe.

— Tu me laisserais partir ! Je vais et je viens à ma guise !

Kerian haussa les épaules.

— Nos amis doivent être dignes de confiance. Si j’avais des doutes à ton sujet, Vol de la Plume, tu serais déjà morte.

— Je représente six bandes de guerriers, rappela l’elfe.

Comprenant qu’elle s’était bien adressée à la porte-parole des nouveaux venus, Kerian réprima un sourire de satisfaction.

— Nous sommes originaires des montagnes de l’Ouest, continua Vol de la Plume. Là-bas aussi, les têtes poussent au bout de piques, tels des fruits maléfiques. Certains d’entre nous connaissaient le prince Porthios, qu’un dragon brûla vif... (Elle se redressa.) J’étais venue avec lui du Silvanesti. Ensemble, nous avions débarrassé les Terres de Silvan des dragons verts. Je ne connais pas son neveu, dont je n’ai jamais entendu dire du bien... Contrairement à toi, Kerianseray.