« Au nom des morts, aujourd’hui, je me joins à toi.
Ses compagnons hochèrent la tête.
Bueren flanqua une claque sur l’épaule de Kerian, et Jeratt sourit. Seul Stanach restait tendu.
L’elfe sauvage lui décocha un clin d’œil.
— Jeratt, notre ami a l’air affamé, et je le suis aussi. Quelqu’un est-il parti chasser, ou avons-nous de la soupe de cailloux au menu ?
Les elfes montaient la garde sur la crête des collines. Dorénavant, plus personne ne comptait sur la magie. L’Ancienne avait emporté ses derniers vestiges avec elle.
Comment conduire Stanach devant Gil, pour qu’il se forge une opinion ?
Kerian y réfléchirait un autre jour... Elle observa Jeratt, qui semblait pensif.
— Tu sais, dit-il, même si tu planifies tes attaques à la perfection, Thagol te retrouvera dès que tu recommenceras à tuer. Il te suit à la trace comme un chien.
Kerian le savait. Distraitement, elle se frotta l’arête du nez. La douleur était revenue. Sa source ? La fatigue.
— Avant de nous séparer, continua Jeratt, nous étions plusieurs bandes à porter des coups à l’ennemi. Le Chevalier du Crâne n’y pouvait rien. (Il secoua tristement la tête.) Alors, en représailles, il a lancé cette campagne de terreur... Du coup, bien sûr, plus personne ne veut nous nourrir ou nous donner des informations. Tout est fichu.
Distraite, Kerian hocha la tête.
Ses bandes de hors-la-loi allaient lancer leur propre campagne. À l’aube, elles se déploieraient dans la forêt, et formeraient un nœud coulant autour de la capitale. Elles attaqueraient au hasard, sans concertations préalables.
Peu importaient les convois, désormais !
Les résistants abattraient les ponts, bloqueraient les routes et dévieraient les cours d’eau.
— Nous attaquerons les hommes qu’il enverra pour reconstruire les ponts et dégager les routes, et nous tuerons les chevaliers chargés de les protéger.
« Nous ne laisserons aucun répit à ce salaud !
Ils frapperaient vite et fort, sans pitié. Et peu à peu, ils attireraient les sbires de Thagol au cœur des bois.
— Jeratt, dit-elle, se caressant toujours l’arête du nez, je ne participerai à aucun raid. Quand je tirerai de nouveau mon épée, ce sera pour tuer Eamutt Thagol. Et si je me joins à une attaque, ce sera pour décapiter le Bourreau !
Kerian marqua une pause.
— Où est mon frère ?
— Je ne sais pas, répondit Jeratt, surpris.
— Allons ! Il n’est jamais loin d’Ayensha. Alors... Où a-t-il pu aller ?
Elle regarda son ami réfléchir, en proie à un cas de conscience. En son absence, il lui était resté loyal. Mieux, il avait préparé ce qui deviendrait – si tout se passait bien – la terreur des chevaliers de Thagol... Pourtant, l’allégeance du demi-elfe allait encore naturellement à Iydahar...
... Iydahar qui se méfiait de sa sœur et détestait le roi.
— Qu’est-il pour toi, Jeratt ? demanda-t-elle.
— Dar ? Mon ami.
— Vraiment ? Il représente plus que ça à tes yeux. J’ai vu comment vous vous comportiez tous avec lui. On dirait une sorte de... prêtre ou de chamane. Je me trompe ?
Le demi-elfe tisonna le feu. Kerian jeta un coup d’œil aux sentinelles, postées sur les collines environnantes.
— Non, Kerian. Il est... était... le bras droit du prince Porthios. À sa mort, quand sa tribu préféra repartir dans la forêt, ton frère resta. Te rappelles-tu l’hiver atroce qui suivit ? De la fenêtre de ta tour, à Qualinost, la neige te semblait peut-être charmante... (Il se tut un instant, le regard dur.) Lorsque tu quittais les draps de soie de ton amant et que ton pied manquait le tapis moelleux, le sol te semblait peut-être froid...
« Dar rassembla les guerriers désemparés du prince, et leur dénicha un abri avant que l’hiver ne les tue. Certains étaient blessés... Oui, nous avions tous le cœur et l’esprit brisés. Alors qu’il aurait pu s’éloigner avec vos parents et les Balbuzards Blancs, il nous soigna et nous guérit. Au printemps, il partit avec Ayensha rejoindre sa tribu, pourtant, il ne nous oublia pas. Jamais il ne se détourna de nous... Et un jour, il nous amena l’Ancienne en nous priant de veiller sur elle...
Un long silence suivit.
Jeratt continua d’attiser le feu. Les braises couvaient.
— Kerian, nous avions juré fidélité au prince, et cela faisait de nous des frères d’armes. Dar ne l’a jamais oublié. Nous lui devons tout, et bien que nous ayons épousé ta cause... Je suis navré. Dar ne veut rien avoir à faire avec toi, et j’ai peur que personne ne le fasse changer d’avis. Je ne m’opposerai pas à sa volonté.
« Ayensha sera de retour au matin. Va dormir. De dures journées nous attendent...
Le lendemain, Ayensha ne reparut pas. Ni le jour suivant... Au quatrième matin, Jeratt annonça qu’elle avait dû recouvrer la raison.
— Ayensha a appris qu’elle attendait un enfant... Elle ne te suivra plus au combat.
Le Chevalier du Crâne était allongé sur un lit de branchages. Ses hommes bivouaquaient dans la forêt, à l’écart de la route de Qualinost. Deux tours de garde étaient passés avant que Chance ne se couche. Il n’autorisait jamais les draconiens à camper près de ses hommes. Ces créatures dégoûtaient les humains, et les Chevaliers Noirs ne faisaient pas exception.
Thagol ferma les yeux. Son esprit discipliné se détacha des soucis de la journée. Il avait planifié l’attaque suivante et déployé ses troupes. L’aube serait rouge sang...
Un tavernier de Gilianost avait donné refuge à un hors-la-loi poursuivi par deux chevaliers... Il le payerait cher.
Thagol n’avait plus dormi dans un vrai lit depuis un mois, mais Qualinost ne lui manquait pas. Il détestait ce terrier grouillant d’elfes, dont l’odeur l’insupportait... Il était couché à même l’humus, sur une terre qui haïssait le contact de son corps et le son de sa voix...
Comme il haïssait le Qualinesti.
Plongeant dans un profond sommeil, le Chevalier du Crâne quitta son enveloppe charnelle pour arpenter les chemins des rêves, comme de coutume...
Il ne décela rien qui sorte de l’ordinaire.
Réveillé dans la grisaille de l’aube, il eut le sentiment que quelque chose avait changé...
Une sensation qui n’était pas sans rappeler un appel aux armes.
Un parfum de tristesse planait partout. Les villages étaient en ruines, les têtes tranchées des suppliciés exposées en guise d’avertissement... Dans les hameaux épargnés par la répression, les habitants fuyaient les rebelles. Nul n’ignorait plus le nom de Kerian – ni le montant de la prime faramineuse qu’on offrait pour sa capture.
Le Chevalier du Crâne, lui, n’offrait ni acier, ni joyaux, ni métal précieux. Il promettait la décapitation à tous ceux qu’il verrait jusqu’à ce qu’on lui amène la jeune femme, morte ou vive.
Dans les fermes où les résistants étaient jadis accueillis à bras ouverts, plus personne n’osait leur ouvrir la porte.
Dans la forêt, on suspectait tous les étrangers d’appartenir aux bandes de hors-la-loi. Et quiconque était soupçonné d’avoir secouru un rebelle y perdait la tête.
— Il ignore où je suis, Jeratt, rappela Kerian.
Grâce à l’habileté de Stanach, ils avaient pris cinq beaux lapins dans leurs collets.
Le nain s’étonnant, Kerian et Jeratt échangèrent un sourire ironique.