— Je le sais, affirma-t-elle en sortant l’héliotrope de sous sa chemise, elle me protège... Mais si je tue un de ses hommes, il apprendra du même coup où je suis. Pour l’instant, je ne sens plus sa présence dans mon esprit. Il ignore donc où me trouver...
Stanach grogna, sceptique.
— Quand m’emmèneras-tu à Qualinost ? Kerian se rapprocha du feu.
— Tu as vu les exactions de Thagol et du Bourreau...
Le nain bougonna.
— Nous irons en temps voulu, promit Kerian.
Jeratt sourit.
— Et tu auras la tête sur les épaules. Stanach sourit à son tour.
— De préférence !
Empoignant sa hache, il se leva pour prendre son tour de garde. Il repensa à la servante qu’il avait rencontrée dans la forêt, deux ans plus tôt... Une jeune elfe aux cheveux parfumés et aux mains douces...
Aujourd’hui, elle était le chef d’une armée secrète, les Ombres de la Nuit. Accroupie près du feu de camp, en tenue masculine, elle ressemblait autant à une créature de la forêt que la chouette qui venait de s’envoler d’un arbre...
L’elfe cria... Hagarde, elle serrait son enfant sur son sein. Épées brandies, cinq Chevaliers Noirs lui tournaient autour comme des vautours...
Elle tomba à genoux, penchée sur son bébé.
— Erathia !
Une épée siffla dans les airs... Erathia comprit que son époux était mort. Sa tête tranchée rejoindrait celles des autres martyrs.
Erathia pria une déesse disparue, Mishakal, que les elfes appelaient Quenesti-Pah.
— Déesse miséricordieuse, épargne mon enfant...
Près du village, les cavaliers firent halte. Erathia n’avait entendu aucun ordre, mais ces hommes obéissaient à un Chevalier du Crâne...
Tremblante, elle se pencha un peu plus sur son enfant.
Elle n’entendait plus les cris et les pleurs de ses compatriotes... Par les dieux, elle était la dernière.
— Dame de lumière...
Elle releva les yeux. Deux hommes avançaient. Malgré leur heaume, Erathia sut lequel était le Chevalier du Crâne, car il émanait de lui un froid mortel...
Tous deux levèrent leur visière.
— Bourreau...
Dans les yeux du Chevalier du Crâne, l’elfe ne lut ni plaisir de tuer, ni haine, ni détermination. Rien.
Dans ceux de l’autre couvait un feu impie.
Elle y lut sa mort...
Comme en transe, elle vit l’épée se lever avant qu’il ne la brandisse, et la lame s’abattre avant qu’il ne porte le coup...
L’enfant tomba de ses bras.
L’épée du Bourreau siffla. À l’instant où elle eut le cou tranché, Erathia emporta une ultime vision dans la tombe...
Le regard du Chevalier du Crâne, brillant d’une joie sauvage.
XXI
Le festival de la Moisson d’Automne fut sinistre. Le chagrin et la tristesse roulaient leurs flots lugubres, telle une rivière de sang... Les flambées nocturnes n’avaient plus rien de feux de joie. Et personne n’avait le cœur à danser, à rire ou à conter fleurette...
Prostrés devant les flammes, les elfes laissaient libre cours à leur mélancolie.
Un linceul de fumée pesait sur le royaume. Des villages entiers brûlaient. Des fermes, des granges, des étables, et jusqu’aux meules de foin dans les champs...
Deux semaines durant, de sa plus haute tour, l’Orateur du Soleil observa ses terres.
Dans l’intimité de ses pensées, au cœur de la nuit, il repensait à Kerian.
Elle était de retour !
Il en parla à Laurana, qui lui demanda comment il le savait.
— Mère, c’est très simple... Avant, Thagol se contentait de représailles sporadiques, selon une logique des plus prévisibles. Il aurait suffi de consulter une carte pour prévoir ses offensives suivantes. Aujourd’hui, ses mouvements sont devenus erratiques. Il traque quelqu’un. Kerian !
Laurana réfléchit.
— Quel but poursuit-elle, mon fils ?
Gilthas avoua l’ignorer.
— Mais je connais Kerian, mère. Je crois qu’elle l’entraîne au nord, ou au nord-est.
— Vers les Terres de Pierre...
— Oui. Et Thorbardin.
— Thorbardin... (Laurana hésita.) Si Kerian est de retour, pourquoi n’est-elle pas venue au rapport ?
— À mon avis, elle n’en a pas le temps, mère.
Le vent changea de direction, et la fumée leur piqua les yeux. Soudain, Gilthas se rappela les cauchemars où il envoyait sa bien-aimée à la mort...
Pris de vertige, il dut se rattraper au parapet.
L’avait-il condamnée ?
Sans mot dire, Laurana posa une main compatissante sur l’épaule de son fils.
— Tout espoir n’est pas perdu, mère. J’ignore pourquoi Kerian tarde à revenir vers nous. Je pourrai la contacter, mais je m’y refuse. Elle n’agit jamais à la légère. Un seul faux pas de ma part, et tout pourrait être anéanti...
Laurana se pencha par-dessus la rambarde. Gilthas savait qu’elle « voyait » aussi avec son cœur et son esprit... Que se passait-il dans le royaume ? Combien de malheureux mourraient encore ?
— Mère... Viens. Faisons-lui confiance. Kerian agit au mieux. Quant à Thorbardin, gardons aussi espoir.
Elle n’oubliera pas. Elle me reviendra...
Les deux semaines suivantes, le roi retourna chaque soir en haut de la tour. Et presque chaque nuit, il vit des feux brûler au loin... L’hiver s’annonçait rude. Inaccessible à la clémence, Thagol semblait autant haïr les récoltes que les fermiers...
Dans la salle du Conseil, Rashas écoutait ses pairs se plaindre. Tôt ou tard, ils lui reprocheraient d’avoir soutenu les Chevaliers Noirs dans leur sanglante campagne de représailles.
Un royaume où règne l’ordre, avait-il déclaré, produira les tributs réclamés par la femelle dragon. Béryl s’enrichira, et nous survivrons. C’est le seul moyen !
— Il vaudrait mieux que tout ça s’arrête vite, dit dame Frappesoleil, qui gouvernait une contrée sise à la frontière des Terres de Pierre.
Elle devait son poste élevé au jeune roi, qui siégeait toujours avec un air de profond ennui... À croire qu’il somnolait !
— Si ça continue, dès les premières neiges, ce sera la famine...
Frappesoleil et Gilthas n’échangèrent pas un mot. Mais au matin, un messager quitta la capitale avec une missive de sa maîtresse pour l’intendance...
Deux jours plus tard, Kerian apprit de Jeratt une nouvelle surprenante : ils n’avaient pas combattu seuls les Chevaliers Noirs. Le demi-elfe s’était soudain retrouvé à la tête d’une dizaine de combattants frais et bien armés... Des fermiers, des villageois et des serviteurs vêtus afin de passer inaperçus parmi les hors-la-loi.
L’un d’eux assura à Jeratt que les Ombres de la Nuit bénéficieraient désormais de renforts.
— Je suis un des palefreniers de dame Frappesoleil, se présenta le volontaire. Il paraît que votre chef, celle qui se bat comme une lionne, est ici. Si vous avez besoin d’aide, nous viendrons.
Kerian avait perdu le soutien des fermiers. Son réseau n’existait plus... Et voilà que des combattants et des espions lui tombaient du ciel !
Trempé, Stanach émergea de la cascade Éclair – Tonnerre, comme il s’entêtait à l’appeler... Prisonnier – son propre terme – patient, il n’avait jamais proposé de participer à une attaque. Un ambassadeur n’avait pas à s’impliquer ainsi...
Stanach chassait et relayait les sentinelles. En dehors de ça, il ne faisait rien pour se rendre sympathique aux elfes. Taciturne et solitaire, il ne cherchait pas davantage à nouer des amitiés.
En revanche, il passait son temps à observer Kerian. Il la regardait tirer des plans et jouer avec l’ennemi au chat et à la souris...
Pour autant qu’elle le sache, il la regardait même dormir.
De nouveau, elle sentit ses yeux peser sur elle.
— Quoi ?