D’habitude, il secouait la tête et marmonnait :
« Rien. »
— On a de la compagnie. Un fermier...
— Amène-le-moi...
Le nain revint bientôt avec un jeune elfe trempé jusqu’aux os...
Il s’appelait Aran Brillefeuille.
— Dame Lionne, annonça-t-il en s’inclinant, j’ai des nouvelles pour vous.
Dame Lionne... Du coin de l’œil, Kerian surprit le sourire de Stanach. Ses guerriers appréciaient ce surnom. Les villageois et les fermiers aussi.
Naturellement, Thagol haïssait ce surnom, « Lionne », devenue si fédérateur...
Aveuglé par la colère, il avait commis des erreurs d’appréciation en châtiant des innocents avec la violence d’un dragon ivre...
Il était allé trop loin.
— Assieds-toi, dit Kerian. Nous t’écoutons.
Le jeune émissaire secoua la tête.
— Je dois repartir par les gorges au plus vite. De l’autre côté de la crête de Kellian, des chevaliers sont arrivés...
Kerian soupira, satisfaite.
— Combien ?
— Cinq. Mais armés jusqu’aux dents. Et ils ont trois draconiens avec eux.
Huit, donc. Kerian remercia le messager, puis envoya six hors-la-loi chercher leurs chefs respectifs.
— Il est temps, Stanach... Je prendrai part à l’attaque.
— Tu es folle ! Tu l’as dit toi-même, à l’instant où tu tueras un chevalier, Thagol saura où tu es !
— C’est bien mon intention. Il me poursuivra... et je l’abattrai !
— Fillette, c’est pure folie...
Kerian sourit en aiguisant le tranchant de son épée. Une fois la lame assez effilée, elle passa au couteau qu’il lui avait donné, deux ans plus tôt.
— Bien sûr, tu seras en sécurité ici, Stanach. Quand Thagol sera mort...
— Tu es très sûre de toi, dame Lionne, non ?
— Lui éliminé, je t’emmènerai à Qualinost, devant mon roi.
— Folie !
Quand elle n’eut plus besoin de la pierre à aiguiser, le nain la prit pour affûter sa hache.
— Que fais-tu ?
— Je viens avec toi.
— Pas question !
— Si. (Aussi matois que Kerian, lorsqu’il le voulait, il fuyait son regard.) Je suis en mission, maîtresse Lionne...
Stanach leva alors ses yeux noirs pailletés de bleu. Ils brillaient d’un éclat dur.
— Prétendrais-tu m’en empêcher ?
Kerian sourit.
— Si tu es tué, deux souverains me demanderont des comptes !
— Dans ce cas, personne ne t’enviera...
La Lionne s’avoua vaincue. À l’évidence, Stanach ne changerait pas d’avis. Avec l’air d’entendre une mélodie presque oubliée, il écouta la chanson de l’acier et de la pierre.
Les chevaliers et les draconiens se déplaçaient dans la forêt comme en terrain conquis, piétinant tout sur leur passage.
La route de la Crête de Kellian ? Un sentier qui serpentait entre les arbres, en terrain accidenté...
L’un des chevaliers avait accroché au pommeau de sa selle un sac macabre de têtes tranchées...
Comme ses neuf guerriers, Kerian l’identifia aussitôt : Chance le Bourreau... Stanach eut un sourire carnassier. Kerian désigna les deux draconiens, puis fit signe à ses compagnons.
Les draconiens y passeraient les premiers !
Ensuite, les chevaliers.
Dans un premier temps, Stanach resterait en retrait. S’il tuait un draconien avec sa hache, le tranchant en acier serait dissout par l’acide que produirait le monstre en mourant...
Le nain n’apprécia pas qu’on le relègue ainsi à l’arrière-garde.
Kerian lui jetant un regard noir, il se calma.
Un chevalier passa, puis un deuxième, et un troisième... Rien ne bougeait dans les buissons qui bordaient le sentier. Un corbeau croassa.
Le quatrième chevalier survint, suivi par Chance. Les doigts de Kerian se refermèrent sur son épée... Stanach lui flanquant un coup de coude, elle laissa retomber sa main avec un sourire ironique.
Un draconien arrivait, son congénère sur les talons... Kerian entendit siffler trois flèches. La première énucléa le traînard. Les deux suivantes plongèrent dans une flaque d’acide au moment où Chance se retournait...
— À l’attaque ! cria Kerian.
La forêt résonna de cris de guerre, de crissements d’acier et de sifflements de flèches. Les destriers moururent en hennissant de terreur, désarçonnant leurs maîtres. Un draconien mourut lapidé, le dernier déployant ses ailes pour prendre son envol...
Deux flèches sifflèrent. L’une se ficha en travers de la gorge, l’autre dans l’œil.
Il tomba en chute libre...
... Sur un des elfes.
Instantanément rongé par l’acide, le malheureux poussa des hurlements à glacer les sangs.
— Tuez-les tous ! brailla Kerian. Pas de quartier !
Ses guerriers avaient éliminé quatre bêtes, envoyant deux cavaliers rouler dans la poussière. Un troisième gisait coincé sous sa monture.
Un autre elfe mourut... Ses frères abattirent trois ennemis.
Un seul homme restait en selle.
Dans une gerbe d’étincelles, l’épée de Kerian heurta celle du cavalier... Si l’elfe ne faisait pas vraiment le poids face à un chevalier, elle était nettement plus vive et plus agile... Au point que son adversaire tomba à la renverse.
D’un coup de talon, elle lui broya le larynx puis lui arracha son casque et le transperça de son épée pour faire bonne mesure.
Haletante, elle se redressa en tremblant.
— Kerian !
Se retournant, elle vit la lame rougie du Bourreau, les naseaux écumants de son cheval, la visière baissée sur le visage de la mort...
Soudain, la main qui tenait l’épée se détacha du poignet... tranchée net par la hache de Stanach.
Les Ombres de la Nuit se jetèrent sur le Bourreau. Ils l’arrachèrent à sa selle, le clouèrent au sol et lui enlevèrent son heaume.
Une elfe aux yeux verts ramassa l’épée de Chance et la tendit à Kerian.
Qui la saisit.
Étendu dans la poussière, au cœur de cette forêt qu’il avait tant martyrisée, Chance le Bourreau eut enfin la tête tranchée par sa plus terrible ennemie.
Aussitôt, le Chevalier du Crâne repéra sa proie.
Eamutt Thagol rassembla les chevaliers disponibles et les lança à la poursuite de la Lionne. Puis il lâcha ses draconiens assoiffés de sang sur les villages restants.
Kerian avait tout : une armée et un réseau de fermiers qui connaissaient parfaitement le terrain... Parfois, ils attaquaient un détachement sans crier gare, puis se volatilisaient.
Les frappes de Kerian semblaient être le fruit du hasard... Bien sûr, il n’en était rien. Les Ombres de la Nuit éclaircissaient les rangs ennemis. Ils livraient une guerre de harcèlement, se divisant et se regroupant au gré des besoins. La Lionne portait la guerre sur tous les fronts. Entre Qualinost et les Terres de Pierre, il n’y avait plus un pont intact ni une route sans arbres abattus en travers...
Kerian attirait son ennemi au fond des bois. S’il en avait conscience, Thagol refusait de faire demi-tour. Il captait les pensées de sa proie, goûtant par avance l’enivrante chaleur de son sang... Il la haïssait avec une passion aussi dévorante que le feu.
Jour et nuit, il se voyait la tuer de mille et une manières.
Ses chevaliers mouraient ? Il n’en avait cure. Habité par la rage de vaincre, il entraînait ses hommes à leur perte.
Une nuit, il découvrit le plan de Kerian. Non grâce à ses pouvoirs de Chevalier du Crâne – car le talisman qui protégeait la Lionne continuait de déjouer toutes ses tentatives – mais parce qu’il était un bon stratège.
Thagol comprit ce que Kerian comptait faire parce qu’il aurait agi de même. Elle voulait l’entraîner à la frontière est de la forêt...
Une bonne tactique.
Dès lors, il renvoya discrètement ses chevaliers, par petits groupes, avec l’ordre de se rassembler à un endroit stratégique. Puis il laissa Kerian continuer son jeu de dupes. Bien sûr, sans commettre l’erreur grossière de lui rendre la tâche trop facile... Mais maintenant, il lui tardait d’être acculé aux Terres de Pierre... Car de là, il la repousserait dans les bois et – par Takhisis ! – dans les bras de ses hommes appelés en renforts !