Alors, il rentrerait triomphalement à Qualinost avec la tête d’une Lionne au bout d’une pique.
Kerian réunit ses guerriers éreintés autour du feu. Les chefs recensèrent les épées, les dagues, les arcs et les flèches à leur disposition.
— Ce salaud est acculé à la frontière ! dit Jeratt. Il ne peut plus nous échapper. Une fois sorti de la forêt, il sera perdu !
Assis à côté de Vol de la Plume, Stanach regardait Kerian, comme à son habitude.
— Tu pourras bientôt aller à Qualinost, lui dit-elle. Quelques-uns de mes guerriers t’escorteront.
Le nain secoua la tête.
— Inutile...
— Si tu participes à la bataille...
Stanach lâcha un rire amer en levant sa main droite.
— Ne te fatigue pas à me prédire ce qui peut se passer, Lionne ! Je suis avec toi.
Kerian dévisagea l’ambassadeur nain, le demi-elfe, son bras droit, ses capitaines et ses fidèles hors-la-loi... Alors que Thagol avait perdu une grande partie de ses effectifs, les rangs des résistants ne cessaient de grossir.
— N’oublie pas, Jeratt, Thagol est à moi ! Poste des sentinelles, dors, puis nous irons l’abattre...
La Lionne regarda ses capitaines se fondre dans la nuit. Stanach lui lança qu’elle ferait bien de dormir pour reprendre des forces.
— Tu sais, jadis, j’avais des draps de soie et une chambre immense... Et mon amant me réveillait en m’embrassant...
— Moi, je dormais au-dessus de la cuisine d’une taverne, répondit Stanach. Difficile à se rappeler, non ?
— Un peu...
— Dors. Après, ce sera mon tour. Puis nous livrerons bataille.
Kerian se roula en boule, les bras frileusement serrés sur le torse, l’amulette nichée au creux d’une main... Mais elle ne trouva pas le sommeil. Son plan étant sur le point de porter ses fruits. Elle n’osait pas prendre le risque de rêver et de tout dévoiler à son ennemi.
Un cyclone s’abattit sur les chevaliers...
Les elfes déferlèrent sur les sentinelles ennemies. Bondissant de sous leurs couvertures, les hommes cherchèrent leurs armes à tâtons. La voix tonitruante de Thagol couvrit les cris de guerre. Répondant à son appel, les draconiens tombèrent sous un barrage de flèches.
Lançant ses forces contre les chevaliers, Kerian se jeta dans la mêlée. Galvanisant par leur exemple tous les résistants qui s’étaient joints à eux, ses guerriers donnèrent le meilleur d’eux-mêmes. L’outrage les poussait à se surpasser.
Ils se battaient pour leur cause... et leur Lionne. Au mépris de toute pitié, ils versaient le sang des humains dans un fracas assourdissant.
Kerian traquait Thagol, l’homme qui avait déchaîné l’enfer sur son royaume... Quand elle le repéra en train de frapper un adversaire, elle se rua vers lui en rugissant. Il éclata de rire... et se précipita à sa rencontre.
Leurs lames s’entrechoquèrent à l’instant où surgissaient des cavaliers en armure noire...
Les elfes pris à revers tombèrent, décapités, éventrés, piétinés ou transpercés d’une lance...
Les yeux morts, Thagol bondit, son épée brandie. Il imita le cri d’agonie que Kerian pousserait bientôt en mourant...
Désespérée, elle chercha à parer le coup fatal.
L’épée du chevalier s’abattit... sur le crâne d’un jeune elfe qui s’interposa in extremis. Ander ! Du sang et des éclats d’os giclèrent...
Furieux, le Chevalier du Crâne plongea, et Kerian recula... Loin de perdre l’équilibre en étant emporté par son élan, il se rétablit et revint à la charge.
Elle para. Il glissa sur le sol imbibé de sang.
La Lionne en profita pour ordonner la retraite.
Les fermiers avaient été les premiers à tomber. Les guerriers savaient pertinemment qu’ils livraient un combat perdu d’avance... Ils s’enfuirent dans la forêt, bondissant par-dessus les cadavres, et s’égaillèrent le long des pentes escarpées, là où des chevaux auraient du mal à les pourchasser.
Le rire grinçant de Thagol dans les oreilles – et sous son crâne –, Kerian trouva à son tour le salut dans la fuite.
XXII
Toute honte bue, Kerian pleurait ses morts.
Jeratt aussi.
Vol de la Plume reposait près des villageois, des fermiers et du pauvre Ander...
— Je vois encore son regard, Jeratt, quand il a donné sa vie pour moi...
Ils étaient assis au sommet d’une colline. Elle avait suivi Stanach sur les hauteurs pour échapper aux chevaliers. Pour un guerrier mutilé, lui aussi s’était battu comme un lion...
— Que vas-tu faire du nain ? demanda Jeratt.
— Je ne peux pas l’emmener à Qualinost. Il aurait dû rester en sécurité. Bon sang, il aurait même dû rester à Thorbardin !
Un bandage sale entourant son front, Stanach gravit la pente pour rejoindre Kerian et Jeratt.
— Tu vas bien ? demanda-t-elle.
Il leva vers elle un regard tranchant comme une lame.
— Non ! Je saigne, j’ai faim et je suis coincé dans cette maudite forêt... ! Hélas, nous sommes tous logés à la même enseigne.
Kerian fronça les sourcils.
— Il y a quelque chose, dans la forêt..., ajouta le nain.
Jeratt porta aussitôt la main à la garde de son épée.
Essoufflé, Stanach s’assit à côté de Kerian, qui lui toucha l’épaule.
— Ça va... Par la Barbe de Réorx, je suis épuisé !
« Dans la forêt, je sens une force invisible qui progresse... En vérité, je ne saurais dire ce que c’est.
Sur un signe de Kerian, Jeratt descendit de la colline pour rassembler les guerriers encore valides. Silencieux comme des ombres, ils disparurent dans les bois. Une jeune elfe gravit la pente au pas de course – où en trouvait-elle l’énergie ? – et vint chuchoter quelque chose à l’oreille de la Lionne.
— Oui, et vite ! Ouvre l’œil pour nos amis.
La messagère repartit.
Quelques minutes plus tard, des sentinelles prirent position autour de la colline.
Stanach releva les genoux et posa la tête dessus. Presque aussitôt, Kerian l’entendit ronfler...
Elle resta près de l’émissaire de Thorbardin. Quand il parut sur le point de basculer sur le flanc, elle l’aida à s’allonger sans qu’il rouvre un œil.
Il ne broncha pas davantage quand Jeratt revint.
— J’ignore ce que le nain a entendu, mais nous n’avons rien décelé d’anormal. Un tour de son imagination ?
Kerian regarda Stanach, puis le demi-elfe.
— Un nain, avoir trop d’imagination ? lâcha-t-elle, dubitative.
— Il n’y a rien, Kerian. Rien que la forêt, la nuit et... notre destin.
Jeratt s’assit.
Après un moment, il se releva pour faire le tour du campement. Kerian le vit circuler au milieu des guerriers, échanger quelques paroles de réconfort avec eux, leur flanquer des claques amicales dans le dos...
Puis ils rompraient leur jeûne avec un méchant croûton de pain.
Au matin, Thagol referait parler l’acier.
Kerian resta longtemps assise, rêveuse. Dans les bois, une lueur brilla soudain, puis un autre... Les feux du camp de Thagol s’allumaient les uns après les autres...
Tout autour des elfes.
— Ils nous encerclent...
La Lionne ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, elle crut que son cœur s’arrêtait... Quelque chose bougeait entre les deux camps ennemis. La poitrine oppressée, elle eut la chair de poule.
La chose se déplaçait comme de la fumée, ou une ombre... Alors que Kerian tentait d’en discerner la substance, le phénomène s’évanouit.