Stanach grogna, et s’assit. Avisant la gourde, il but longuement au goulot. Puis il la tendit à Kerian, qui se désaltéra.
Face aux feux ennemis, le nain soupira.
— En vérité, je déteste rester loin de Thorbardin ! Ce n’est jamais bon. Tout ça... (D’un geste, il engloba les elfes, les chevaliers, la forêt.) Bon sang, je ne sais même plus ce que je fabrique ici... où je suis et pourquoi je me bats !
— Tu es au nord de la Gorge de Reanlea, pas très loin d’Éclair...
— ... de Tonnerre.
— ... D’Éclair ou de Tonnerre, peu importe... Bref, tu n’es pas si loin de Thorbardin. En fait, tu en es plus près que si tu dormais dans le palais de Gilthas.
Une brise légère charriait des odeurs de terre et de roche.
— Ah, le roi... Et tu es sa bien chère hors-la-loi... Que feras-tu l’aube venue, Lionne ?
— Je me battrai.
— Tu cours à l’échec. Le Chevalier du Crâne compte t’écraser comme un moustique.
— Possible...
Soudain, des loups hurlèrent.
Kerian tressaillit au souvenir des cadavres abandonnés dans les bois, ceux de ses amis, qui n’auraient pas de sépulture décente...
— Comment mourrons-nous, Lionne ? souffla Stanach.
Kerian inspira profondément, au bord des larmes.
Elle repensa à Ander, qui s’était jeté entre l’acier de Thagol et elle...
— Si on entend un jour parler de notre fin, on chantera nos exploits dans toutes les tavernes du Qualinesti et de Thorbardin.
— Nos rois seraient fiers de nous...
— Oui, ils seraient fiers de nous.
Observant les bois, les deux amis partagèrent un long silence. Soudain, les yeux rivés sur quelque chose, Stanach se raidit.
Suivant son regard, Kerian crut discerner une ombre plus noire que la nuit...
Les feux brûlaient, telles des étoiles sanglantes.
Les loups hurlèrent de nouveau.
— Bonne nuit, dit Stanach d’une voix ensommeillée.
Kerian ne dormit pas. Elle resta longtemps assise, à regarder danser les flammes des camps ennemis. Parfois, du coin de l’œil, elle surprenait des ombres suspectes, dans les bois.
Mais aucune qui eût la forme insolite de la première.
Le soleil levant inonda les rochers de lueurs rouge sang. Des centaines de corbeaux étaient perchés sur les branches. Les hors-la-loi avaient passé la nuit sans allumer de feux.
— Qu’attendons-nous ? demanda Jeratt.
— Que tout le monde prenne position sur les hauteurs, ordonna Kerian. Inutile de faciliter la tâche à Thagol !
Jeratt siffla. Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Les elfes, à peine une centaine, affronteraient bientôt une cinquantaine de draconiens et deux cents chevaliers.
— Mettez-vous à couvert où vous pourrez, ajouta Kerian. Pas de précipitation. Nous tiendrons cette colline jusqu’à ce que nous ayons abattu assez d’ennemis.
...Ou qu’ils nous aient tués jusqu’au dernier.
Stanach aiguisait sa hache. Plutôt curieux, pensa Kerian... C’était pourtant une arme de jet, donc le genre qu’on perdait aisément dans une bataille. Comment se faisait-il que le nain l’ait toujours ?
— Aimes-tu ta hache ? demanda-t-elle sans cesser d’inspecter les alentours du regard.
— Beaucoup. Je l’ai fabriquée.
— Toi-même ?
Stanach fronça les sourcils, puis tendit sa main estropiée.
— Surprenant, non ? Je me bats plutôt bien pour un manchot, pas vrai ? Imagine ce que je pourrais faire si j’avais mes deux mains...
Kerian rougit. La vue de ces doigts estropiés lui rappela l’enseigne de la taverne : un marteau cassé sur une enclume...
La Malédiction de Stanach.
— Regarde, ajouta le nain en tendant sa hache vers les arbres. L’heure a sonné, maîtresse Lionne.
Les chevaliers arrivaient, à pied et sans armure. Ils avaient opté pour une tenue de combat légère, composée d’une cotte de mailles et d’un plastron en cuir. À la fois leur bouclier et leur arme de prédilection, les draconiens les précédaient. Le vent charriait leur puanteur reptilienne...
— Archers, ordonna Kerian, surprise par la froideur de sa propre voix, visez les draconiens. Rappelez-vous comment on abattait les dragons, avant les Lancedragons : visez l’œil, pour atteindre leur cerveau minuscule... Puis laissez aux chevaliers le soin de traverser les flaques d’acide !
Jeratt ricana.
— Laissons-les donc venir à nous, continua Kerian.
Les draconiens étaient assez près pour qu’elle entende leurs voix gutturales. Leur langue sonnait comme une malédiction. Elle posa une main sur le bras de Jeratt, consciente qu’elle devait tempérer sa fougue.
— Qu’ils nous voient... Laisse-les venir à nous.
Elle sentit le bras de son ami trembler sous ses doigts, mais il ne bougea pas. Les autres calquèrent leur comportement sur le sien. Kerian les entendit encocher leurs flèches.
— Attendons que leur première ligne atteigne notre camp d’hier.
Armés d’épées ou de haches, les elfes aussi brûlaient d’en découdre.
— Patience..., ajouta Kerian.
Le premier draconien s’arrêta dans le camp désert. Ses congénères cherchèrent leurs proies.
Stanach se leva et rangea la pierre à aiguiser dans son ceinturon. Tous les archers avaient l’œil sur Kerian... Elle leva le poing et donna le signal.
La volée de flèches retomba en sifflant sur les cibles. Quatre draconiens s’écroulèrent. Le tir suivant fit deux autres victimes – l’un des monstres trébucha sur le cadavre de son camarade et se décomposa en hurlant.
La troisième volée acheva les blessés.
À la vue des dépouilles en liquéfaction des draconiens, les chevaliers s’arrêtèrent – certains un peu trop tard pour éviter une flaque d’acide – et avisèrent enfin les elfes.
— En avant ! cria Thagol.
Le Chevalier du Crâne poussa ses hommes à avancer coûte que coûte. Ils durent contourner les draconiens morts, puis gravir la colline par les côtés.
Le cœur battant, épée au poing, Kerian hurla :
— À l’attaque !
À la surprise générale, des chevaliers chancelèrent puis s’effondrèrent.
— Regarde ! s’écria Jeratt. (Il désignait des silhouettes familières.) Par tous les dieux... souffla-t-il. Lui !
— Dar ! jubila Kerian en reconnaissant la tactique – une charge éclair suivie d’une retraite aussi rapide.
Cette façon de faire permettait d’abattre un chevalier à coups de massue ici, d’en éventrer un autre là... Les nouveaux venus jaillissaient de l’ombre et semaient la mort avant de s’éclipser en silence à l’image de fantômes, ou en braillant à tue-tête telles des furies.
— Regardez ! s’écria Stanach, alors que les chevaliers se retournaient. Les voilà menés à la baguette, comme du bétail !
C’était effectivement le cas. Leurs rangs s’éclaircissant de façon dramatique, les humains tentèrent une percée parmi les renforts kagonestis pour rejoindre leur chef.
En peu de temps, les chevaliers survivants furent rassemblés au pied de la colline défendue par Kerian. Beaucoup n’avaient plus d’armes.
— Qu’atttendons-nous, bon sang ? grogna Jeratt.
La Lionne lui fit un sourire radieux.
Le demi-elfe ordonna la charge. De leur côté, les archers se préparaient à un nouveau tir.
Les chevaliers entendirent enfin Thagol leur ordonner de se scinder en trois forces. Tandis que les deux premières s’enfonçaient dans la forêt, la troisième, formée de draconiens et d’humains, tenta de gravir la colline.
Craignant que les guerriers de Dar ne soient débordés, Kerian leur envoya des renforts.
Transfiguré par l’ivresse des combats, Jeratt dévala la colline pour se jeter dans la mêlée...
... Et il fut fauché en pleine course.
Avec la même expression hébétée qu’Ander, les mains crispées sur la poitrine, le demi-elfe s’effondra.