Kerian leva les yeux. De ses mains tremblantes, elle écarta ses cheveux.
— Gil, Lania... a été assassinée !
La brise entrait par la fenêtre ouverte, charriant le brouhaha du festival. Le chant d’une mandoline se mêlait aux rires des enfants et aux conversations de leurs aînés. La première bouffée de fumée de bois planait dans l’air. Cette nuit-là, de grands feux éclaireraient la capitale, en souvenir d’une existence plus heureuse et d’une époque où les elfes qui défrichaient la terre allumaient des brasiers. On célébrait les saisons de lumière qui apportaient la prospérité, avant de saluer la venue de l’hiver.
Quand Kerian fut plus calme, Gilthas la lâcha pour lui servir du vin. Il demanda doucement :
— Qui est Lania ?
— Ma cousine. Gil, as-tu vu... ? Sur le pont est... ?
— Oui.
La voix de Kerian se fit froide comme l’hiver.
— As-tu vu ma cousine, la tête « couronnée » de corbeaux ?
— Ah, Mishakal, aie pitié... Kerian, je ne sais pas comment... Elle ne pouvait pas être une voleuse...
Toute couleur déserta le visage de la jeune elfe, qui devint gris cendre. Les larmes lui montèrent de nouveau aux yeux.
— Non ! Elle était... Lania était la bien-aimée de mon frère. Gil...
Gilthas n’avait pas revu le frère de Kerian, Iydahar, depuis la Guerre du Chaos et les événements catastrophiques qui s’étaient achevés par le décès du frère de sa mère. Porthios avait brièvement été l’Orateur du Soleil et des Étoiles, le souverain des deux grandes nations elfiques.
À sa mort, Gilthas avait hérité du trône.
Iydahar jugeait les chasseurs qualinestis inefficaces. Il plaignait ses frères kagonestis, outré de les voir asservis par leurs cousins des cités... On les appelait hypocritement des « serviteurs » quand le terme d’« esclaves » aurait été bien plus approprié. Pourtant, Iydahar avait embrassé la cause de Porthios, et rêvé, comme lui, de la réunion des deux royaumes elfiques, le Qualinesti et le Silvanesti. Pensant que les siens y auraient leur place, il avait cru de tout son cœur farouche en cette cause.
Iydahar n’aimait pas l’enfant-roi qui avait succédé au prince et livré le royaume aux Chevaliers Noirs du dragon. L’épouse de Porthios, Alhana, et leur fils, Silvanos, avaient fui le Qualinesti. Exilés, ils étaient désormais interdits de séjour au Qualinesti après leur participation à une rébellion avortée – ainsi qu’au Silvanesti où ils avaient beaucoup d’ennemis.
Depuis ce temps-là, Gilthas n’avait pas revu le frère de son amante.
Les yeux fermés, il repensa la tête à la chevelure rousse poisseuse de sang, la bouche béante...
— Kerian... Je suis navré pour ta cousine. Tu t’inquiètes pour ton frère et moi aussi. J’espère que le seigneur Thagol en a terminé avec...
Kerian s’écarta de lui.
— Terminé ? (Ses joues reprirent des couleurs.) Oh, pour ça, oui, il en a terminé avec Lania !
La jeune elfe se leva, faisant tinter les clochettes de son bracelet de cheville. Furieuse, elle l’arracha et le jeta à travers la pièce.
— Kerian, j’enverrai mes agents dans la forêt, pour voir ce qu’ils peuvent apprendre. Et je parlerai de Thagol à Rashas.
— Crois-tu vraiment qu’un elfe sauvage se laissera surprendre s’il ne veut pas l’être ? Nous savons tous deux que Thagol commence à peine à moissonner les têtes !
Face à un jeune monarque qui mourait d’envie d’en faire sa reine, magnifique dans sa colère, Kerian avait tout d’une créature des bois... Une elfe sauvage ! Gilthas ne l’avait plus vue ainsi, frémissante sous l’outrage et l’indignation, depuis des années.
Ses tatouages l’enchantaient. Du bout des lèvres et des doigts, il adorait en redessiner les contours... Mais leur sens profond lui échappait souvent. Kerianseray avait grandi en Ergoth, dans les forêts...
Cette enfant des Balbuzards Blancs était la sœur du chef de la tribu.
— Kerian, tu sous-estimes ma détermination. Je te le promets, mes agents sauront ce qui est arrivé à ton frère.
Elle secoua la tête.
— Même s’ils sont discrets, Iydahar connaîtra leurs intentions avant qu’ils ne quittent la capitale. Non... Iydahar est en danger. J’irai moi-même.
— Tu ne l’as plus revu depuis des années. Et tu ignores où il se trouve aujourd’hui.
— Nous savons comment nous rejoindre, Gil. Il y a un village, et une taverne... Je saurai à qui glisser deux mots à l’oreille. Et on me conduira à lui.
Gilthas garda le silence.
— Mon seigneur, je ne confierai à personne le secret d’Iydahar.
Si la réponse fut celle d’un amant incapable de concevoir la vie sans sa bien-aimée, le ton fut hélas celui d’un roi.
— Ce n’est pas uniquement le sien, Kerian, mais aussi le tien. Dis-moi tout. Je t’en prie... Tu ne peux pas y aller toi-même. La forêt est infestée de hors-la-loi... Et de Chevaliers Noirs.
« Kerian, si tu pars... Si tu quittes le service de Rashas sans permission, je ne pourrai rien pour toi. Tu seras considérée comme une fugitive et traquée. (Le roi en eut la gorge nouée par l’émotion.) Tu ne pourras pas revenir.
« Dis-moi le nom du village et de la taverne, et j’enverrai mes agents s’enquérir de ton frère.
Tête haute, distante et froide, Kerian le toisa.
— Et voilà, comme le seigneur Rashas, que tu donnes des ordres à ta servante !
Elle n’ajouta pas, comme son frère l’aurait fait : « À ton esclave ».
Ce ne fut pas nécessaire.
Dans le silence qui suivit, ils entendirent des voix dans le salon – le tailleur du roi et le valet de chambre responsable de sa garde-robe. Pétrifiés, Kerian et Gilthas n’osèrent plus respirer... Rien n’expliquerait la présence ici d’une elfe sauvage, pieds nus et en larmes.
Les yeux dans les yeux, ils ne firent plus le moindre bruit.
Radoucie, Kerian embrassa le roi et murmura :
— C’est mon frère, Gil. Si tu veux m’arrêter, appelle les gardes.
Elle fit volte-face mais il la rattrapa par le poignet. Ses yeux lançant des éclairs, Kerian se retourna... Le roi leva la main droite et retira de son majeur une topaze enchâssée sur une monture d’or double en forme de doigts. Le bijou, antérieur au Cataclysme, avait appartenu à Tanis Demi-Elfe.
Gilthas tendit l’un des deux anneaux qui formaient la monture.
Dans le couloir, l’habilleur lança :
— Oh... regardez ! Ces bagues sont posées sur le plateau. (Il y eut un cri étouffé, puis :) Par tous les dieux disparus... Il est dans sa chambre !
Un index sur les lèvres, Gilthas posa l’anneau et la topaze sur la paume de Kerian.
— Va, mon amour, souffla-t-il. Si tu as besoin de moi, laisse-le dans le creux du chêne de Gilean.
Le chêne de Gilean se dressait à l’ouest de Large-Frondaison, le domaine de chasse préféré de Gil. Il devait son nom au dieu de la sagesse, car il abritait beaucoup de chouettes. Par le passé, les elfes s’y étaient regroupés au nom d’une vieille légende : quiconque rêvait d’une chouette – en réalité, le dieu lui-même – près de cet arbre pouvait lui demander la sagesse.
Kerian serra l’anneau, défit sa chaîne en or, y passa le bijou et la remit à son cou.
— Gil...
Dans le couloir, le maître de la garde-robe lança :
— Bonjour, Votre Majesté !
Une voix douce et modulée murmura une question. Laurana demandait s’ils avaient vu le roi son fils...
— Je crois qu’il est dans sa chambre, Majesté, répondit le maître de la garde-robe.
Gilthas attira Kerian dans ses bras, l’embrassa et la retint aussi longtemps que possible. Puis il la regarda disparaître dans le passage secret.