La reverrait-il jamais ?
Deux Chevaliers Noirs se tenaient dans l’ombre : Chance le Bourreau et un autre, aussi pâle et mince qu’un croissant de lune.
Chance désigna le pont de l’est. La brume l’enveloppait. Montant de la forêt, elle tendait ses doigts éthérés vers les têtes coupées.
L’homme dévoila ses dents sur un sourire. Ou plutôt ses crocs... Leur vue seule suffisait à faire dresser les cheveux sur la tête.
Le seigneur Thagol s’humecta les lèvres.
— Nous n’aurons plus de problème avec les voleurs, dit Chance.
Tout le visage de Thagol évoquait une cicatrice géante.
— Vraiment ?
— Eh bien... j’ignore si les attaques cesseront d’un coup, mais la nouvelle de cette...
Il montra les têtes. Un rat grimpait le long de la hampe d’une lance. Ce que les corbeaux n’avaient pas becqueté le jour, les rongeurs le grignoteraient la nuit.
— La nouvelle se répandra dans la campagne et la forêt. Les choses rentreront dans l’ordre.
Le chevalier respirait à peine. Il posa des yeux étrangement vitreux sur Chance, qui frissonna. Le Bourreau prit sa respiration pour se lancer dans une explication de son point de vue... qui ne vint jamais.
Thagol regardait son compagnon, mais le voyait-il vraiment ? Ou l’avait-il déjà oublié ?
Fallait-il prendre ce silence pour un renvoi ?
— Repartez en chasse. Aujourd’hui.
— Mon seigneur ?
— Repartez en chasse.
— Mais... (Chance s’éclaircit la gorge.) Voulez-vous d’autres têtes, mon seigneur ?
Les yeux de Thagol s’étrécirent. Chance sentit son cœur se serrer, comme si une main invisible le broyait.
Il haleta.
— Mon seigneur...
À bout de souffle, Chance renversa la tête en arrière et vit le pont avec ses horribles trophées. Sous son crâne, il entendit une voix désincarnée tonner :
Partez dans la forêt tout de suite !
Quand Chance redevint maître de lui-même, Thagol se dirigeait déjà vers ses quartiers. Rashas du Thalas-Enthia le rejoignit. Portée par la brise, la voix de l’elfe parvint aux oreilles de Chance.
En esprit, le Bourreau vit des cartes, des rivières et des routes. Il connaissait le plan de son chef...
Il rassemblerait des chevaliers. Il faudrait poster des gardes le long des voies du Qualinesti, afin de vérifier l’identité des voyageurs. Les bonnes chaussées construites par les chevaliers ne seraient plus le terrain de chasse des voleurs. La paix serait assurée. Les caravanes arriveraient à bon port.
L’ordre sera établi, se répéta Chance, conscient que cette certitude n’était pas sienne.
Il frissonna. Le crâne douloureux, il ferma les yeux et imagina sentir du poison... Il inspira par le nez, expirant par la bouche.
Rien. Seulement l’air brumeux du Qualinesti...
Pourtant, le sol semblait miroiter sous ses pieds.
Chance en eut le sang glacé.
Il devait repartir dans la forêt...
IV
À la fin du jour, Kerian se glissait d’ombre en ombre. Elle portait des vêtements grossiers : chemise en coton, pantalon marron en tissu épais et bottes noires. Seul le ruban qui retenait ses cheveux était aux couleurs de la maison qu’elle servait.
Je pars avec les serviteurs chargés de préparer la maison de chasse du maître. La dernière fois que je suis montée à cheval en jupe, les buissons m’ont écorché les jambes. Cette fois, je veux un pantalon !
Elle regrettait d’avoir dû mentir à Zoé. De fait, le sénateur partirait effectivement pour sa maison de chasse d’ici quelques jours. Et dans une si grande demeure, personne ne remarquerait l’absence d’une servante.
Les nobles dormaient déjà, laissant à leurs serviteurs le soin de tout nettoyer après la fête. Dans les maisons et les jardins, les Kagonestis rentraient le bois et aéraient les pièces, laissant entrer les senteurs caractéristiques de la saison, mélange de rosée, de terre et de feuilles fanées.
Kerian traversa la capitale.
Les ruelles serpentaient autour des jardins, des étangs et des résidences. Kerian croisa d’autres serviteurs et quelques chevaliers. L’un d’eux la siffla. Tête haute, elle passa sans daigner le remarquer. Il était humain, dangereux et à la solde de l’oppresseur. Le mieux, face aux créatures de Néraka, était de les tenir toujours à l’œil et de ne jamais croiser leur regard.
Peu à peu, les rues s’élargirent pour devenir les routes au tracé rectiligne du quartier marchand. À l’entrée d’une voie étroite parallèle à la rue des Chapeliers, Kerian s’arrêta et se retourna. Au loin, le dernier rayon de soleil se reflétait sur la demeure royale.
L’elfe sauvage en eut le cœur serré. Mais aucun agent du roi ne retrouverait Iydahar... Rester près de Gilthas revenait à abandonner son frère.
Et qui, mieux que les serviteurs des grands de ce monde, savait entrer ou sortir à sa guise des bourgs et des villes ? Kerian connaissait Qualinost sur le bout des doigts – mieux, même, que ses maîtres. Alors que le premier jour du festival touchait à sa fin, elle se frayait un chemin, simple servante lestée d’un sac à dos. Ceux qui la croisaient supposaient qu’elle portait des missives de son maître à un sénateur, au roi, voire au seigneur Thagol en personne...
En vérité, Kerian avait emporté une bourse (contenant trois pièces en acier), du fromage, du pain et des tranches d’agneau.
Approchant du pont est, elle capta une légère odeur de fumée, venue du nord, par-delà les champs, les vergers et les tours de guet arpentées par les chevaliers puants qui produisaient un bruit de ferraille en marchant.
Puis, comme si souvent, le soir en automne, le vent changea, venant maintenant de l’ouest.
À l’ombre de la tour, Kerian épia les conversations des chevaliers. Ils parlaient le commun avec un fort accent nérakien aux sons gutturaux caractéristiques. Ils se demandaient quand viendrait la relève et s’ils toucheraient leur solde.
Kerian dénoua son ruban, qui cachait un lacet en cuir. Une fois hors de la capitale, elle ne voulait plus porter les couleurs de son maître. Si nécessaire, elle avait une histoire toute prête pour justifier sa présence sur la route : elle était une fille de ferme, qui rentrait chez elle après le festival. Elle livra le bout de tissu au vent. Un chevalier le vit et lança à ses camarades qu’il aimerait beaucoup le suivre jusqu’à sa propriétaire...
— Bah, fit un autre en crachant par-dessus le parapet. Elle ne le porte plus. Je parie qu’elle l’a retiré pour des raisons qui n’ont rien à voir avec toi.
Les chevaliers rirent grassement. Kerian attendit qu’ils reprennent leur ronde pour sortir de sa cachette. Elle courut vers des pêchers, foulant à peine l’herbe. Le long de la route, les paniers de la récolte s’alignaient encore. Dans le verger, les feuilles mortes se ramasseraient bientôt à la pelle...
L’automne ? La saison du changement et du départ.
Kerian frissonna.
On te répétera que les Kagonestis sont des sauvages..., lui avait dit Iydahar. Que les humains, les ogres, les minotaures et les gobelins nous ont arrachés à nos terres... Que les Qualinestis nous ont sauvés de l’esclavage... Mais nous ne sommes pas dupes ! Les plaintes de nos frères résonneront toujours à nos oreilles. Et nous n’oublierons pas le vrai visage de nos exploiteurs. Reste dans ta cité, Keri, mais sache qu’il y a un prix... Un jour viendra où tu ne sauras plus toi-même qui tu es, Tortue.
Tortue... Le vieux surnom lui remémora un autre temps, un autre lieu, et le frère qui l’aimait quoi qu’il arrive. Que penserait Iydahar s’il apprenait que sa sœur avait pour amant un Qualinesti... le roi en personne ?
Un vol de corbeaux croassa. L’odeur de fumée se dissipait... Kerian courut vers la route de Sliathnost.