La jeune elfe appréciait de moins en moins son compagnon.
Elle ne le vit pas une fois chercher à s’orienter par rapport à la position du soleil. Pourtant il suivait toujours la même direction. Il avait sans doute des repères que Kerian, qui connaissait Qualinost par cœur, ne voyait pas. D’énormes rochers jalonnaient le chemin vers l’est... Le Cataclysme avait changé à jamais la face de Krynn, créant un désert de pierre aux arêtes aiguës entre les royaumes des elfes et des nains.
Jadis enfant des forêts et des plages de l’Ergoth, Kerian avait aujourd’hui du mal à grimper. À Qualinost, la seule difficulté consistait à gravir le sentier qui serpentait entre la bibliothèque et le Temple de Paladine...
Ses muscles protestant, elle respirait de plus en plus mal.
Apparemment indifférent à la détresse de sa compagne, Stanach traversait d’un pas égal une forêt qui – aux yeux de Kerian – n’offrait aucun repère. Mais la jeune elfe ne se laisserait pas distancer.
La sueur collait sa tunique à la peau. Les jambes raides, elle se tordait sans cesse les chevilles.
Le ciel s’assombrit.
L’air se rafraîchit.
L’estomac grondant, Kerian repensa au pain, au fromage et à la viande qu’elle avait perdus... Les renards avaient dû les trouver – ou les corbeaux.
Quand sa compagne fut sur le point de tomber d’épuisement, le nain s’arrêta près d’un rocher.
Kerian s’adossa à un pin à l’écorce rêche. Si elle s’asseyait, elle ne pourrait plus se relever...
Sans lui accorder un regard, Stanach prit sa gourde et but longuement au goulot avant de la lui tendre. Kerian huma son contenu ; ce n’était pas de l’eau... Une gorgée d’eau-de-vie naine suffit à lui faire monter les larmes aux yeux.
— C’est bon ! Vous titubez déjà assez comme ça...
Du regard, Stanach parut chercher quelque chose. Comment un nain de Thorbardin pouvait-il se repérer dans la forêt du Qualinesti ?
Stanach remarqua l’air interloqué de l’elfe.
— Je suis déjà venu dans votre forêt. La première fois, vous deviez être au berceau... Je sais m’orienter, tout de même !
Kerian s’écarta de l’arbre, s’épongea le front et repiqua quelques mèches rebelles dans sa tresse.
— Si vous le dites... Tant mieux. Indiquez-moi la direction de Sliathnost, et je vous en serai reconnaissante.
Stanach tapota le rocher de sa main droite.
— Montez là-dessus !
— Pourquoi ?
Le nain secoua la tête comme s’il avait affaire à une enfant.
— Montez !
À contrecœur, Kerian obéit. Ne trouvant pas de prise pour ses semelles mouillées, elle dut se hisser à la force des poignets. Le rocher faisait à peine deux fois sa taille, mais après cette journée épuisante, elle aurait cru s’attaquer au plus haut pic des monts Kharolis...
Une fois en place, elle baissa les yeux sur le nain.
— Alors ?
— Que voyez-vous ?
— Des arbres...
Stanach lui fit signe de pivoter. Marmonnant quelque chose au sujet de la forge de Réorx, il ajouta :
— Regardez au sud-est.
Kerian se tourna dans cette direction et vit de la fumée. Sliathnost ! Le nain et elle y arriveraient par le nord...
— Satisfaite ?
Quand Kerian eut hoché la tête, il fit mine de repartir.
— Hé ! (Stanach leva la tête.) Aidez-moi à descendre – et pas de commentaire, d’accord ?
Il lui tendit sa main valide, puis ils redescendirent vers la route. Côte à côte, ils passèrent devant des fermes, puis un moulin avant d’aborder la rue principale, aux maisons en bois et en pierre.
Deux grands bâtiments dominaient le bourg, chacun à un bout. En venant du nord, on découvrait d’abord la forge, et juste derrière, une écurie et un enclos. Ce soir-là, il abritait deux poneys, une jument noire et trois chevaux de trait.
Kerian ne repéra aucun des puissants coursiers des chevaliers.
De l’autre côté du village se dressait La Taverne du Lièvre et du Chien de Chasse. Des fondations de pierres, des murs en bois, des volets en chêne, un toit d’ardoise hérissé de quatre cheminées... À en juger par la fumée qui en montait, on s’activait déjà en cuisine... L’auberge était fréquentée par des voyageurs – chasseurs, tanneurs et négociants en fourrure – et l’automne était une bonne saison pour les affaires. Les récoltes engrangées, les fermiers étaient souvent d’humeur à acheter des boutons, des boucles de ceinture, des parchemins enluminés ou de jolies tuniques pour leurs filles.
— Dites-moi, Stanach, qu’avez-vous vendu pour réaliser de si beaux profits ? demanda Kerian.
Le nain lui jeta un regard en biais puis haussa les épaules.
— Des casseroles, des poêles, des boucles et des cloches sorties de la forge de mon cousin.
— Et vous n’avez pas de carriole, ni de mule ?
— Mon âne a été tué. J’ai eu de la chance. Quatre bandits nous sont tombés dessus, alors que j’avais déjà tout vendu. Ils ont eu mon âne et je les ai eus ! Vous aussi, vous êtes veinarde... Le hasard fait bien les choses, non ? Sans moi, vous n’auriez pas trouvé votre taverne...
Que ce nain était arrogant !
— Dites, comment pensez-vous payer votre repas ?
Kerian secoua la tête, refusant de lui avouer ses malheurs. Elle se débrouillerait. Bueren Rose accepterait peut-être de lui faire crédit malgré la politique de la maison.
Stanach sortit de sa bourse une pièce en bronze.
— Prenez-la.
Non sans hésiter, Kerian obéit. Elle voulut le remercier, mais il s’éloigna.
Elle le suivit. En esprit, elle revoyait Iydahar, mince et hâlé, appuyé au comptoir en chêne, en train de conter fleurette à la jolie fille du tavernier, Bueren Rose...
Bientôt, elle reverrait son frère !
Kerian redressa les épaules et accéléra le pas. Il n’était pas question qu’elle entre dans la taverne derrière cet étranger !
Et elle n’en eut pas l’occasion.
Stanach la planta sur le seuil, où elle s’était arrêtée pour s’habituer à la pénombre. Il ne lui adressa pas un regard. Ils auraient pu être de parfaits étrangers...
Kerian entra et oublia le nain quand elle s’aperçut que tous les clients s’étaient tus à son arrivée. Deux chiens de chasse dormaient près de la cheminée. Les seuls sans doute à ne pas avoir conscience de la présence de la jeune elfe...
Tous les regards étaient braqués sur elle.
Une assiette chaude dans chaque main, Bueren Roses lorgnait sa vieille amie comme s’il s’agissait d’une dangereuse inconnue.
VI
Les yeux de Kerian croisèrent ceux de la serveuse. Elle allait parler quand le regard d’avertissement de Bueren Rose, aussi soudain qu’un éclair dans un ciel d’été, l’en dissuada.
L’instant suivant, Kerian remarqua qu’il y avait uniquement des Qualinestis – à part Stanach.
Indifférent au silence, le nain traversa la salle et gagna une table déjà occupée par un couple d’elfes, qui le saluèrent d’un signe de tête. De cuir vêtus, portant chacun un carquois dans le dos et leur arc à portée de main, c’étaient vraisemblablement des chasseurs. Sous le manteau vert posé près d’eux, une épée dépassait...
La chasseuse invita Stanach à s’asseoir. Son compagnon remplit une chope de bière qu’il poussa vers lui. Quand les yeux de l’elfe croisèrent ceux de Kerian, sa bouche s’assécha.
Elles s’étaient souvent rencontrées au centre de Qualinost, dans le quartier résidentiel où se dressaient la demeure de Rashas et le palais royal. Nayla Epinefeu... Avant l’arrivée de Béryl, son père et ses frères étaient membres des Gardiens de la Forêt et de l’armée du roi. Ils avaient combattu aux côtés du prince Porthios, avant d’être victimes de la sanglante révolution...