Выбрать главу

Pierre Jourde

La littérature sans estomac

À mon frère Bernard

qui connaît la bagarre

AVANT-PROPOS

L'ambition de ce livre n'est pas de dresser un tableau d'ensemble de la littérature française contemporaine. Il s'agit d'approfondir des lectures, de réagir à certaines perversions du système éditorial.

Il n'y a guère de points communs, a priori, entre les œuvres abordées dans ce livre, à part le fait qu'elles sont contemporaines et ont été publiées, en grande majorité, dans les dix dernières années. Une ligne de démarcation assez tranchée les sépare en deux groupes: celles qui font l'objet d'une charge, celles auxquelles on rend hommage. Eût-il été préférable de séparer les textes polémiques et les analyses élogieuses? Cet ouvrage prétend démontrer au contraire la fécondité de leur rapprochement. Une logique se dégage de l'ensemble, le positif et le négatif s'éclairent l'un l'autre.

Appuyons encore un peu sur ce qui différencie les auteurs commentés; leur audience: certains ont touché un très large public (Houellebecq, Delerm, Angot, Beigbeder), d'autres demeurent relativement confidentiels (Redonnet, Chevillard); leurs genres: les romances sentimentales d'Emmanuelle Bernheim voisinent avec les crudités autobiographiques de Christine Angot, les proses poétiques de Philippe Delerm, le théâtre déroutant de Valère Novarina, les romans policiers politiques de Gérard Guégan, la poésie d'Alain Veinstein; leurs styles: rien de commun entre le néoromantisme flamboyant d'Olivier Rolin, la pauvreté franciscaine de Christian Bobin, la loufoquerie inspirée de Novarina, le réalisme sarcastique ou mélancolique de Michel Houellebecq ou de Frédéric Beigbeder. L'éloge ou le blâme n'est d'ailleurs aucunement fonction d'un genre, d'un style, d'un mode de représentation. Pas ou très peu de présupposés théoriques (on verra lesquels peuvent jouer). Le jugement concerne à chaque fois l'œuvre dans sa particularité.

On trouve même, égaré parmi ces romanciers, ce dramaturge et ce poète, un critique (qui fut même, n'ayons pas peur des mots, un professeur d'université): Jean-Pierre Richard. Il y a deux raisons à cette présence a priori saugrenue: d'abord, rappeler que certaines grandes œuvres critiques ont valeur littéraire (les haines de Léon Bloy comme les admirations de Georges Poulet) et Jean-Pierre Richard est abordé ici, indissociablement, comme écrivain et comme critique. Ensuite, les ouvrages de Richard dont il est question concernent pour une grande partie, eux aussi, la littérature contemporaine, et cela engendre un effet de spécularite intéressant lorsqu'un même auteur, comme Christian Bobin, est traité de manière très différente.

Il y a pourtant un point commun entre ces textes. Quel que soit le succès qu'ils ont connu, aucun d'entre eux ne peut tout à fait se ranger dans la littérature populaire, ou de grande consommation: psychologisme, exotisme ou reconstitution historique. Tous, sans aller jusqu'à l'écriture de laboratoire, peuvent figurer au rayon «littérature exigeante», ou «littérature inventive», celle qui est publiée par des maisons prestigieuses, censées sélectionner rigoureusement leurs auteurs et travailler pour la postérité; celle qui est défendue dans les magazines spécialisés et dans les pages littéraires des grands quotidiens.

Cette distinction entre littérature exigeante et littérature de grande consommation, reproduisant des schémas éprouvés, ne constitue pas un jugement de valeur (on trouve de grandes œuvres dans la littérature populaire). Il s'agit de définir un horizon d'attente: dans le cas de la littérature exigeante, la maison où le texte est publié, le journal qui en rend compte s'adressent à un lectorat averti, celui des amateurs cultivés, pour qui il existe une valeur littéraire, pour qui elle reste importante, et qui en attendent quelque invention, quelque nouveauté, quelque «effort au style», et la confirmation de leur croyance en un enjeu de la littérature, autre que la pure distraction.

Les livres abordés ici peuvent être l'occasion de s'apercevoir que, de plus en plus, les choix éditoriaux tendent à brouiller les pistes. Des ouvrages médiocres, simples produits d'opérations publicitaires, sont présentés par leurs éditeurs, de manière explicite ou implicite, comme de la «vraie littérature». En France et dans les pays occidentaux, la demande de consommation culturelle se généralise. On se bouscule aux expositions et dans les musées. On s'arrache le Concourt, qu'on ne lit pas, ou qu'on offre. Il s'agit donc de fournir à un public élargi, qui désire pénétrer dans le cercle des amateurs cultivés, quelque chose qui puisse passer pour de la vraie littérature (en fournir vraiment serait plus compliqué. Un auteur au plein sens du terme met du temps à se faire admettre, il ne rapporte pas vite). Il n'est pas nécessaire que de tels textes soient lisibles, il faut simplement que les livres soient achetés. Le public n'a pas réellement besoin de lire le livre qu'il a acquis: il suffit, par une promotion adroite, de parvenir à le convaincre qu'il est devenu détenteur d'une valeur symbolique, qui se nomme littérature. On s'emploie donc à lui fournir, non pas de la littérature, mais une image de la littérature. Il y a des écrivains pour fabriquer ces textes médiocres qu'éditeurs et journalistes ont habitué le public à considérer comme de la création.

Ce brouillage est facilité par l'égarement actuel des repères. Jusque dans les années soixante-dix, on pouvait encore parler de mouvements littéraires, d'écoles. Les démarcations esthétiques ou idéologiques restaient tranchées. Il s'agissait d'être moderne. Il y eut Tel quel. On s'efforçait de se convaincre qu'on ne s'ennuyait pas à la lecture de Paradis. On subit aussi l'écriture dite «des femmes», Jeanne Hyvrard, Monique Wittig, nauséeux brouet de tripes. Ces ménades s'employaient à déchirer Orphée. Monique Wittig est aujourd'hui titulaire d'une chaire de féminisme aux États-Unis, elle y enseigne que l'hétérosexualité est une oppression. Les «nouveaux romanciers» élaboraient des produits froids. On les absorbait avec le respect dû à ce qui permet de croire que l'on est intelligent et que l'on va dans le sens de l'histoire. C'était l'époque où l'on avait envie de défendre Robbe-Grillet parce que les conformistes l'attaquaient. Jean Ricardou présidait les soviets suprêmes du nouveau roman avec une mansuétude démocratique qui faisait songer au regretté Béria. Mais il y avait Sarraute, Pinget. Une certaine hauteur d'exigence fournissait la contrepartie du sectarisme.

Le paysage littéraire est devenu incertain. Les nouveaux romanciers se sont mis sur le tard à l'autobiographie. Robbe-Grillet suggérait naguère dans Le Miroir qui revient que toute son œuvre était en réalité autobiographique. L'avant-garde s'est en partie reconvertie dans le commerce et le pouvoir. Aujourd'hui, les groupes nantis d'une théorie cohérente (la théorie devient rarissime) restent confidentiels. Certains se serrent autour d'une revue. Lorsqu'ils bénéficient d'une audience un peu plus grande, comme l'école de Brive ou comme la «nouvelle fiction» de Marc Petit et Georges-Olivier Châteaureynaud, auxquels on saura gré de savoir assouvir notre besoin d'histoires, il s'agit plutôt d'ensembles flous, sans ligne dure, sans mots d'ordre. Il existe un air de famille des éditions de Minuit (Gailly, Oste, Echenoz…) mais cela reste implicite. L'activité littéraire s'est atomisée. Même si l'absence d'écoles et de doctrines appauvrit le débat, cette individualisation n'est pas forcément mauvaise.

Dans cette brume, les éditeurs eux-mêmes semblent ne plus avoir de critères de jugement. Selon une opinion répandue, la vraie littérature n'existerait plus guère que chez les petits ou moyens éditeurs, qui font à présent le travail des grands: la recherche et le suivi des écrivains qui laisseront quelque trace dans l'histoire littéraire. Gallimard, Grasset, Fayard, Stock, Flammarion sont trop occupés à monter des coups. Cette opinion n'est qu'en partie exacte. La contrepartie du fait que, chez Gallimard, on fasse passer du Barbara Cartland pour du Nathalie Sarraute, c'est que, chez de petits éditeurs, l'illisibilité devient une garantie de qualité, un style. Mehdi Belhaj Kacem publie chez Tristram un premier roman, Cancer (1994), écrit, paraît-il, à dix-sept ans. Il remporte un tel succès qu'on le publie dans la collection «J'ai lu». Cela donne ceci:

Là cherche à me soustraire à sa digestion conquérante se change vite en indigestion enchantée perceptible remue-ménage de la flache au tuf de son bidon l'estomac lourd remonte à l'insuffle des lèvres pareilles à un débouche-chiottes à l'invincible ventouse me démène inutile émotion infernale de la mulsion monstre avant-coureuse du dégueulis entre dans la bouche broyée chuintement du vomi rêche dans la bouche en liquéfaction vers le boyau tenant à peine liquide coule en l'intestin précaire muscles du corps impotents à se bander avale coco avale mes débats plus forfait estomac à l'épreuve abandon paix superbe lèvres jointes dégorge plus forte medley subjectif de son menu en tornades inlassables.