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Le spectacle, qui est «la reconstruction matérielle de l'illusion religieuse», nous tend ses deux réponses inlassablement ressassées. D'un côté, l'humanitarisme sociomaniaque qui permet à celui qui s'en déclare le représentant de prolonger la plainte des opprimés, de l'autre, tous les ersatz du marché spiritualiste.

La perturbation intervient toujours par rapport à une apparence qui se donne comme loi. Quelle perturbation puis-je faire intervenir dans un film pornographique Scandinave pour le rendre vraiment érotique? Voilà la question.

Le diable ne supporte pas le néant. Puisque c'est la même chose que l'Être. Le non-être n'est pas le néant. Et le diable, c'est du non-être qui voudrait être.

L'impossible, c'est le réel, en somme.

Seulement est-il besoin de Sollers pour apprendre tout cela? Tout ce qu'il affirme, mélange, ressasse est déjà, pour l'essentiel, dans Nietzsche, Bataille, Heidegger et Debord, avec une tout autre puissance et beaucoup moins de complaisance. Il y ajoute, comme tout le monde, quelques vieux restes de psychanalyse, avec le verbiage qui va avec. Bref, il ne cesse de faire ce qu'il dénonce par ailleurs: il utilise de vrais penseurs pour les édulcorer. Le cirque Sollers exploite les vieux artistes. Le Barnum de la littérature met un nez rouge à Rimbaud et Artaud. Parfois le numéro se laisse regarder. Parfois la bouffonnerie devient gênante.

Même si l'on concède une originalité à cette pensée, elle s'égare dans des milliers de pages verbeuses. Toute la pensée de Sollers tient à peu près dans, par exemple, les sept pages d'entretien avec Jean-Jacques Brochier et l'inoxydable Josyane Savigneau, publiées dans Le Magazine littéraire de février 1991. Ça ne s'appelle pas «Mickey contre les Rapetout» mais, beaucoup plus sérieusement, «Philippe Sollers contre la grande tyrannie». Inutile de se procurer Éloge de l'infini, La Guerre du goût, etc., tout est là.

Ces idées, qui se donnent pour libératrices et généreuses, sont irrémédiablement gâtées par le délayage, le bavardage et la suffisance. La boursouflure est une maladie qui atteint les gens situés dans la position qu'occupé Sollers: assez intelligents pour avoir un peu conscience de leur manque d'épaisseur littéraire réelle, mais intellectuellement déformés par l'importance artificielle qui leur est donnée. Il leur faut donc souffler dans leurs idées pour les gonfler jusqu'à leur faire perdre toute forme et toute vérité. La bouffissure de Sollers n'est pas seulement quantitative: passé un certain degré, elle passe au qualitatif, la justesse se corrompt en n'importe quoi, la pointe acérée se transforme en excès de graisse. L'extension caricaturale des idées leur fait perdre toute efficacité et même toute vérité. Il y a une certaine vérité à affirmer que toute œuvre d'art, quelle que soit son idéologie déclarée, exerce une forme d'émancipation des consciences. Cela mériterait quelques nuances pour devenir convaincant. Mais le Combattant Majeur Sollers, pour se poser dans son propre rôle, a besoin de décréter que tout artiste véritable est obligatoirement un libérateur de l'humanité. Tout le monde est donc enrôlé de force dans les rangs de la libération. Il est déjà, en soi, assez amusant de voir un notable des lettres et un homme de pouvoir se réclamer à tout bout de champ de marginaux et de poètes maudits. Cela fait partie de la rhétorique habituelle, les notables aiment discourir sur les marginaux. Mais il n'y a pas que l'inusable Rimbaud à se retrouver une centième fois mobilisé dans l'armée d'opérette d'une guérilla pour rire. Pour le Combattant Majeur, La Fontaine est révolutionnaire, Théophile Gautier est révolutionnaire à la première d'Hernani, etc. L'idée initiale perd ici toute signification, dans la confusion totale des valeurs et de l'exactitude historique. Passons sur La Fontaine, dont les Fables et leurs morales prudentes, dont la fidélité à un financier richissime contribuent certainement à la lutte pour la liberté. Là encore, Sollers a raison, il y a complot: «y aurait-il, ici ou là, une volonté de ne plus rien connaître de la grande affaire de pouvoir du XVIIe siècle, l'affrontement Louis XIV-Fouquet?» Mais oui, mais oui. Attardons-nous plutôt sur Théophile Gautier.

Sollers rend compte, durant l'été 1996, d'une réédition assez quelconque de l'Histoire du romantisme de Gautier (pas un mot, nulle mention de l'importante édition «Bouquins» des récits de l'auteur du Capitaine Fracasse, qui venait de paraître, pourvue d'une belle préface et d'un riche appareil de notes). Gautier? Encore un révolutionnaire. Pourquoi? Parce qu'il a arboré un gilet rouge et des cheveux longs à la première d'Hernani, et s'est colleté avec les partisans des classiques. Les Souvenirs du romantisme de Gautier deviennent donc, d'emblée, «un tract pour aujourd'hui», et Hernani une «pièce révolutionnaire». Sa représentation se résume à ce conflit manichéen: «les flamboyants contre les grisâtres». Hernani est surtout un pénible et déclamatoire mélo. Mais il est généralement admis depuis 1830 que la pièce et sa représentation ont soudé les forces romantiques. Il faudrait donc croire que le romantisme, symbolisé par Hernani, est par nature révolutionnaire. Le romantisme, mais, souvenons-nous, surtout pas le xixe siècle. Cependant, contre qui, au juste, cette bataille d'Hernani fut-elle menée? Qui était l'ennemi, les «grisâtres»? Pas seulement les «profiteurs et nantis de la Restauration», comme le prétend Sollers, parce qu'alors il faudrait y ranger Hugo lui-même, nanti de la Restauration, longtemps partisan du très réactionnaire Charles X, Hugo fondateur avec son frère du Conservateur littéraire. L'ennemi, c'est aussi le bourgeois sceptique et voltairien, le «classique admirateur de Voltaire» mentionné par Gautier. Voltaire, son doute, son ironie et ses tragédies néo-classiques, est le véritable adversaire esthétique du Hugo de 1830 et de ses partisans. Dans la logique de Sollers, Hernani, ce serait donc la liberté contre Voltaire.

Quant aux «flamboyants», parmi les Jeune-France chevelus qui soutenaient la pièce, on comptait un certain nombre de partisans du roi et du catholicisme. L'ennemi, là encore, c'était le XVIIIe siècle et l'esprit philosophique. Une bonne partie du romantisme est de nature réactionnaire. C'est le cas de Nodier, de Balzac. Ce que Sollers ignore ou feint d'ignorer. Pour quelqu'un qui se pique d'accorder autant d'importance aux dates («les dates! les femmes!») c'est un peu court.

Eh oui, c'est compliqué, les mouvements littéraires sont parfois un peu embrouillés. Les révolutions esthétiques ne coïncident pas toujours exactement avec les révolutions politiques. Mais il faut choisir entre la propagande et le souci d'exactitude historique. Le Combattant Majeur a choisi. Gautier, dans son Histoire du romantisme, évoque le «philistin» qui, même s'il n'a rien lu de lui, le «connaît au moins par le gilet rouge». Certains s'intéressent aux idées, d'autres aux couleurs clinquantes. Pour Sollers, ce qui est intéressant, c'est la longueur des cheveux et la couleur des gilets. Le Combattant Majeur confond les paillettes journalistiques avec les lumières de la pensée.

Comme dans le journalisme, toutes les idées que Philippe Sollers reprend, prolonge, développe finissent sous sa plume par ressembler à de la publicité, ou versent dans le folklore, comme une bourrée dansée en authentiques costumes d'époque à l'usage des touristes de passage. Bourrée des libertés. Branle de l'érotisme. Polka du Néant. Ce dont il se tirera en se qualifiant de danseur. Mais les sabots sont un peu gros. La défense justifiée de l'expérience réelle tourne en verbiage sempiternel sur le corps, jusqu'à ce que cela ne veuille plus rien dire. Et tout finit par des truismes prudhommesques du genre: «le corps humain implique un rapport à la mort et au néant.» Le combat justifié contre le décervelage industriel contemporain se dégrade en obsession du complot, en rhétorique usagée du poète comme «gêneur». Certaines déclamations sur ce thème peuvent encore impressionner quelque étudiant boutonneux ou quelque ancienne combattante de soixante-huit qui fait de temps en temps la révolution à l'apéritif: