Выбрать главу

Il n'y a pas de crise de la poésie. Il n'y a qu'un immense et continuel complot social pour nous empêcher de la voir.

Lady Di se retrouve recrutée, en compagnie de Rimbaud, dans le combat contre la tyrannie, car «cette petite lady était gênante». L'œuvre de Proust a été refoulée, occultée, «tellement c'est gênant». On finit par comprendre que qualifier une œuvre de «gênante», de «dangereuse pour le système» est un bon moyen d'éviter d'en dire quoi que ce soit. Il y a trente ans, cela tenait déjà lieu de pensée à de vieux hippies qui se vengeaient verbalement sur le «système» de leur propre impuissance. Ce verbiage périmé fait de Sollers un écrivain définitivement daté. Vieilles mythologies, mots d'ordre, folklore intellectuel, propagande simplificatrice, obsession du complot: tout l'arsenal culturel, en somme, des dictatures. Dans son entreprise de caricature généralisée de la pensée moderne, Sollers se fait l'auxiliaire efficace du système qu'il dénonce. Il rend inoffensifs ou grotesques Rimbaud, Heidegger ou Artaud, de même que la publicité, la télévision, le journalisme se livrent à un lessivage intégral de la pensée. Quant au Monde des livres, dirigé par Josyane Savigneau, il offre un bon exemple de collaboration avec la «grande tyrannie», pour reprendre l'expression pompière de la même Savigneau. Enfermé dans des questions d'intérêt, de vengeances et de manipulations, claquemuré dans une représentation irréelle du monde, il élabore un modèle de pensée obligatoire et contribue à l’étouffement des talents véritables. Car, contrairement à ce que ne cesse de dire le Combattant Majeur, il existe des poètes, il existe des écrivains. Mais il n'en parle pas, il ne les lit pas. Parler de Mallarmé, Rimbaud, Cézanne, Proust, c'est sans risque. Ce sont des valeurs reconnues. Ça n'engage pas. Reste la ressource de les faire passer pour dangereux.

Allons, Combattant Majeur, encore un effort pour être révolutionnaire, parlez-nous de jeunes poètes inconnus, d'écrivains négligés, il y en a, et ils ont beaucoup plus besoin d'aide que Proust! Vous n'évoquez que Mallarmé, Picasso. Vous ignorez les Mallarmé d'aujourd'hui, tout comme les journalistes imbéciles du xixe siècle ne cessaient de glorifier Voltaire pour mieux ignorer Laforgue. Vous déclarez que tout éditeur aujourd'hui refuserait Mallarmé ou Rimbaud. C'est vrai, et ça se passe tous les jours, chez Gallimard, chez Grasset, on refuse Mallarmé et Rimbaud. Dans les galeries, on éconduit Cézanne. Evidemment, s'intéresser à de jeunes écrivains implique un engagement, une véritable prise de risque. Ce serait mener un réel combat contre le système. Au moins contre cet aspect du système qu'est l'industrie éditoriale. Auriez-vous des intérêts à défendre dans l'industrie éditoriale, Combattant Majeur? Mais le Combattant Majeur a réponse à tout. Première réplique, textuellement extraite d'Éloge de l'infini, et qui a beaucoup servi depuis quelques siècles: «de l'art, ben, y en a plus!» Eh non, mon bon monsieur, et en plus il n'y a plus de saisons; quant à la bonne viande, c'est simple, on n'en trouve plus. Seconde réplique: on ne peut pas prétendre échapper complètement au système. C'est vrai, et surtout cela permet de justifier beaucoup de choses. Le Combattant Majeur apparaît régulièrement à la télévision, parfois dans des émissions iïttéraires, parfois dans des variétés stupides. Il se prête de bonne grâce aux manipulations de cette servante dévouée de la grande tyrannie, de cette grande productrice d'imbécillité. Mais attention! il faudrait être naïf pour croire qu'il s'agit réellement de lui: «ils me voient à l'écran et ils croient que c'est moi. Moi, pas une seconde je ne crois que c'est moi.» Sollers n'est pas là pour faire le malin, mais pour «étudier sur le vif la croyance sociale aux images». La réplique fait songer à cette scène de la soirée chez la marquise de Sainte-Euverte, dans Du côté de chez Swann:

M. de Bréauté demandait: «Comment, vous mon cher, qu'est-ce que vous pouvez bien faire ici?» à un romancier mondain qui venait d'installer au coin de l'œil un monocle, son seul organe d'investigation psychologique et d'impitoyable analyse, et répondit d'un air important et mystérieux, en roulant l’r:

«J'observe.»

En fait, dans la lignée du Ceci n'est pas une pipe de Magritte, il faudrait, pour que les choses soient claires, faire apparaître sur l'écran un bandeau: «Ceci n'est pas Sollers.» En d'autres termes, l'idée évidente selon laquelle une personne ne coïncide pas avec son image permet de justifier avec une bonne dose de roublardise sophistique le fait d'aller se prêter complaisamment au grand nettoyage médiatique du sens.

On pourrait en effet attendre du Combattant Majeur que, tant qu'à se compromettre avec abnégation, il utilise l'ennemi, et prononce des harangues révolutionnaires. Ce serait trop simple. Le Combattant Majeur est plus subtil. Il y a quelque temps, peu après la parution des Particules élémentaires, on le confronte à Michel Houellebecq dans Bouillon de culture. Houellebecq, très explicitement, est contre l'esprit soixante-huit, dresse le tableau des ravages de la révolution sexuelle, donne dans la mélancolie, choisit Schopenhauer contre Nietzsche, bref, sur tous les points, se situe à l'exact opposé du Combattant Majeur. Oui, mais voilà, Houellebecq est devenu quelqu'un d'important. Que fait le Combattant Majeur? Habilement, il félicite Michel Houellebecq pour son talent. Fine stratégie. Quelques semaines plus tard, durant une émission nocturne de France Culture, un Houellebecq très éméché déclame en sanglotant des poèmes informes. S'offrant au ridicule et aux outrages, ce Christ pochard est aussitôt renié par saint Sollers, avant le chant du coq. C'est malin. Ce n'est peut-être pas très honnête, mais l'honnêteté n'est pas une qualité de Combattant Majeur.

Supposons un instant qu'Éloge de l'infini ait été signé, disons, au hasard, Belinda Cannone, alors, on aurait vu Josyane Savigneau ou Viviane Forrester (si elles n'avaient pas simplement ignoré ce livre) démontrer sans risque, en une demi-colonne sèche, qu'un tel amas de poncifs grandiloquents encombrait inutilement les librairies. Mais l'exercice de bassesse dithyrambique de Viviane Forrester, couvrant d'éloges grotesques dans Le Monde un important collaborateur du Monde, ne suscite aucune réaction. Pourquoi? Pour les mêmes raisons, des gens intelligents acceptaient les théories esthétiques staliniennes. Par conformisme, par intérêt, par lâcheté. Et parce que pour pouvoir protester, il faudrait disposer d'un lieu de parole. Contrairement à ce que feint de croire Philippe Sollers, nous sommes libres, dans la France du XXIe siècle, de faire beaucoup de choses. Mais l'une des plus risquées est de critiquer Philippe Sollers. Je sais que, comme tout auteur qui s'attaque à l'organe officiel du Combattant Majeur, je risque, au mieux, les foudres de Josyane Savigneau ou d'un affidé quelconque, et plus vraisemblablement le silence total. Il en va de la littérature aujourd'hui comme du parti communiste soviétique dans les années trente. On ne critique pas le petit père des peuples, ou bien on disparaîtra progressivement des photos officielles, on n'aura jamais existé.

Devinette: Soit un écrivain fin de siècle qui a traversé de multiples allégeances esthétiques, appartenu à bien des écoles, de l'avant-garde au racoleur, publié dans tous les genres; qui a exercé un grand pouvoir dans le monde littéraire par sa mainmise sur des périodiques importants; qui a fini comme une sorte d'écrivain officiel auquel les ministères font des commandes.

Réponse: Catulle Mendès, bien sûr.

Ou Philippe Sollers.

Philippe Sollers est un peu notre Catulle Mendès. Un écrivain de troisième ordre qui aura eu son importance dans la vie littéraire. Des érudits de la fin du XXIe siècle republieront certains de ses textes. On s'étonnera de la bassesse qui l'a entouré. D'autres Viviane Forrester se trouveront de nouveaux Sollers. Le nôtre et la nôtre auront disparu, il ne restera que le souvenir de leurs «écoles de soumission et de reptation». C'est pourquoi, afin de résister au discours dominant diffusé sans relâche par les journalistes aux ordres, il est bon, au sortir d'un article du Monde des livres, de se représenter l'auteur d'Éloge de l'infini à sa taille réelle, c'est-à-dire Philippe Sollers en Catulle Mendès. Ce dont ne se doutent pas les Savigneau et Forrester, lorsqu'elles admirent Sollers admirant Mallarmé, c'est qu'elles choisissent Catulle Mendès contre Mallarmé. Contre les Mallarmé d'aujourd'hui, ceux que publient et défendent de petites revues et de petits éditeurs, grâce auxquels subsiste un peu de vie littéraire et un peu de résistance à l'omnipotence du Combattant Majeur et de ses semblables.