Выбрать главу

On aura beau dire, c'est ça, la poésie, tous ces grands mots scandés sur un ton égaré. Ça c'est de la sincérité, ça c'est de la vaticination. Personne ne sait vaticiner si fort.

Pour vaticiner plus à l'aise, ne reculant devant aucun sacrifice, Christine Angot opère donc parfois celui de la ponctuation. Dépourvu de cet ornement poussiéreux, n'importe quoi prend alors une allure haletante, fiévreuse, intense, bref prend l'air littéraire, et c'est bien cet air qui nous importe:

Amour avorté destin avorté peut-être est-ce cela et seulement cela mon destin Peut-être ne le dépasserai-je jamais Peut-être irai-je toujours de bras en bras à la recherche d'un geste d'un visage qui me parle vraiment d'amour qui m'adresserait une chose particulière à moi seule

Que l'auteur nous permette ici, malgré tout, une réserve: pourquoi ces traits d'union et ces majuscules, dernières traces de fascisme? Allons, il faut aller plus loin encore. Car, plus audacieuse que Roland Barthes, pour qui l'orthographe était fasciste, Christine Angot considère que toute construction est carcérale. Elle en arrive à cette idée au terme d'une rigoureuse élaboration théorique:

construit, construit veut dire enfermé, enfermé veut dire emprisonné, emprisonné veut dire puni, puni veut dire bêtise, bêtise veut dire faute, faute, erreur, erreur, faute, de goût ou morale ou très grave, moi je n'ai rien fait de mal donc il n'y a aucune raison que je me construise une raison et une construction.

Alors, pourquoi pas la grammaire? La syntaxe? Sans doute, un jour, notre attente sera comblée. Gageons qu'emportée par sa hardiesse coutumière, appliquant les principes de la poétique de la bouillie dont elle se réclame explicitement, Christine Angot ne tardera pas à franchir le pas ultime, à écrire dans un charabia sans orthographe, puis à ne plus écrire du tout: car c'est le langage tout entier, cette construction écrasante, qui est fasciste. En attendant, réjouissons-nous de tout ce que, dans sa générosité d'artiste, elle nous livre à pleines mains.

____________________

Dans le désert culturel actuel, au cœur de leur solitude, les gens ont soif d'idées neuves, généreuses, ils veulent que l'on aborde de vraies questions. À lire L'Inceste ou Quitter la ville, nous nous enrichissons. Nous apprenons en effet que Christine Angot est belle, qu'elle vend plein de livres, qu'elle va dans des émissions à la télévision, et même qu'elle a cloué le bec à Jean-Marie Laclavetine (chacun de se réjouir, bien fait), que Raphaël Sorin est un gros cochon, qu'elle a envie de quitter Montpellier, qu'elle souffre, que son psychanalyste et son acupuncteur rendent des diagnostics intéressants («pouls très très profond, comme toujours en excès de ying et en excès de yang»), qu'elle connaît bien «la signification des signes du Michelin, la différence étoile, couverts», que son sexe est «bien étroit et bien frais», que «Nothomb on s'en fout», «même si elle vend six fois plus», que ses amis et relations se nomment Jean-Marc, Laetitia, Laurent, Emmanuelle, Frédéric, Hélène, Damien, Christiane, Jean-Paul, Fanette, Karim, Anne, Claude, Catherine, Jocelyne, etc., que tous les jaloux qui discutent son œuvre, elle ne les aime plus, que tout ce qu'on dit de mal sur elle, c'est même pas vrai. On ne peut qu'abonder.

(à découper et insérer dans le prochain livre de C. Angot)

____________________

Quelle richesse, quelle mine d'idées neuves, passionnantes, que d'émotions! Dans L'Inceste, l'auteur stigmatise à juste titre son amie Nadine:

Nadine est insupportable, et je ne suis pas seule à le dire […]. Quand elle déballe à table ses problèmes de tournage, Catherine Decourt par-ci, Dupont par-là, Durand, Emmanuelle Vigner, qui lui a offert pour Noël de l'année dernière une montre à un prix fou.

Christine Angot, elle, a compris qu'il ne fallait pas «déballer» tout cela à table (quel intérêt?) mais noir sur blanc, en deux cents pages, sous une couverture bleue estampillée Stock. Ragots et règlements de comptes deviennent alors, ipso facto, de la littérature. N'importe quoi n'importe comment, c'est ainsi qu'on écrit une œuvre libre et vraie. Il suffisait d'y penser. Comme Proust, Christine Angot fait de l'art avec des riens, transforme sa vie en œuvre, élève le récit jusqu'à la méditation philosophique. L'argumentation serrée de l'auteur sait emporter la conviction, lorsqu'elle discute les jugements négatifs que des béotiens se permettent:

«Jean-Marc Roberts a permis à des journalistes de suivre le lancement interne du livre […] pour créer une rumeur et cristalliser un effet de mode.»

Non.

«Elle a pris des leçons d'emphase et de terrorisme chez Marguerite Duras. Il n'est pas question de jugement littéraire dans cette affaire, mais de surenchère, de mise en spectacle d'un tempérament.»

Faux.

Ou, plus classiquement, après une longue citation de lettres de lecteurs mécontents: «c'est tous des cons, et ils sont plus nuls les uns que les autres.» Comme elle a raison. Pas besoin d'argumenter: la qualité de l'œuvre, les termes de la dénégation parlent d'eux-mêmes, disent la générosité, l'intelligence. On est touché au cœur par la sobriété de la plaidoirie. Le dépouillement de l'idée frappe le lecteur à chaque page de Christine Angot. Ses livres regorgent de ces formules denses et lapidaires faites pour passer à la postérité:

l'amour c'est important

ou de ces tranches de vie à l'intensité déchirante sous l'apparente impassibilité:

Claude m'installe l'imprimante, on dîne ensemble, je lis. Il part, on se dit à demain, j'embrasse Léonore, je me couche tôt, à onze heures, je prends trois quarts de Lexomil, il faut que je dorme. Je m'endors. Je dors, je rêve.

Quel talent. Mais tout cela ne constitue pas l'essentiel d'une œuvre telle que Quitter la ville, et ne saurait donner une idée de sa bouleversante originalité. Fait rare, elle crée un thème littéraire radicalement nouveau. Jean-Pierre Richard a étudié les rêveries matérielles de nombreux écrivains contemporains. Il trouverait chez Christine Angot une rêverie du chiffre, singulièrement du chiffre de vente et du montant des droits d'auteur, dont le caractère obsessionnel indique assez qu'elle domine l'imaginaire de l'auteur. Dès les premiers mots du livre, on plonge à des profondeurs inouïes:

Je suis cinquième sur la liste de L'Express, aujourd'hui 16 septembre. Et cinquième aussi sur la liste de Paris Match dans les librairies du seizième. Je suis la meilleure vente de tout le groupe Hachette, devant Picouly et devant Bianciotti […]. À seize heures il y avait mille cent ventes pour la province et en général Paris c'est plus. On allait avoir deux mille.

Après ce démarrage fulgurant, la suite ne fait qu'approfondir la rêverie, accentuer le vertige:

Les chiffres sont en baisse aujourd'hui vendredi 18, mille cent. Mais c'est exprès les chiffres seront énormes lundi. Il n'en reste plus que neuf mille neuf cent soixante-dix à Maurepas. En tout on en a déjà vendu vingt-trois mille deux cent trente. La semaine prochaine j'ai l'ouverture de L'Express, Télérama, et quatre pages dans Elle d'entretien avec Houellebecq […]. Pourquoi lundi les chiffres seront énormes?

Le lecteur haletant, brûle en effet de savoir. Pourquoi?

Parce que c'est LDS, la grande distribution, qui s'approvisionne, les supermarchés, les Carrefour, qui jusque-là avaient fait moins de commandes. À France Loisirs, il paraît qu'on leur demande le livre.

Parmi des dizaines de pages semblables, fête permanente pour l'esprit, on ne résiste pas au plaisir de citer quelques passages particulièrement émouvants:

On en a vendu exactement vingt-trois mille deux cent trente. Le tirage actuel est de trente et un mille, dix mille couvertures nouvelles sont prêtes, on va voir. Hélène pense que ça va durer comme ça jusqu'en décembre. Damien l'espère. À la soirée de l'hôtel Costes, Jean-Marc n'avait jamais vu Christiane, depuis des mois, rire comme ça.

Le lecteur partage joies et peines, espère avec l'auteur, se réjouit avec ses amis, souffre avec des personnes si sympathiques du moindre signe de fléchissement des ventes. Heureusement,

Sur une base de 50 000 exemplaires vendus, Jean-Marc et Philippe Rey ont calculé qu'ils me doivent, ayant déduit l'avance, environ 700 000 francs. Les droits d'auteur, les droits poche, 200 000, c'est beaucoup. Sans compter les droits poche pour Léonore, toujours 30 000. Ceux pour Vu du ciel et Not to be, que Gallimard publie, mais ce sera peu. Plus les droits étrangers. Einaudi, un contrat de 45 000 francs, un autre éditeur proposait 50 000, mais la diffusion aurait été, m'a dit Jean-Marc, moins bonne, ils ont privilégié la marque, Einaudi. L'Espagne et le Portugal, ça vient de se concrétiser, 50 000 l 'Espagne, 13 000 le Portugal […]. Avant j'avais des chiffres plus précis mais je les ai perdus.