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C'est plutôt la surabondance des hypothèses qui me laisse perplexe. Celle qui s'impose le plus évidemment à l'esprit, c'est qu'il a tué parce qu'il ne supportait qu'elle prît la place de sa fille. Une variante un peu plus monstrueuse, c'est qu'il pouvait à la rigueur admettre de confier sa mémoire, celle de ses travaux, de ses découvertes, à sa fille, mais pas à une héritière illégitime, et que toute son histoire, même, séparait de lui. […] Une troisième hypothèse, dérivée de la seconde et plus noire encore, fait de lui l'assassin non seulement d'Else, mais aussi de sa fille.

Bref, n'importe quoi. Et cela continue. L'inflation des motivations creuses est nécessairement engendrée par une histoire sans épaisseur, ampoule gonflée de grands mots. L'assassinat n'est plus qu'un postiche de mélodrame, derrière lequel on reconnaît l'acteur. Il est curieux que certains se laissent encore impressionner par ces poses théâtrales. Le relatif succès de Port-Soudan et de Méroé témoigne, s'il en était besoin, que le bovarysme est une maladie endémique.

Olivier Rolin, dans Méroé, manifeste une plus nette conscience du côté littéraire de ce décorum. Il mentionne évidemment Conrad, et Lord Jim, mais il n'y a pas de comparaison possible. Conrad, en vrai romancier, n'a cure de phraser. Il se préoccupe de la vérité de ses personnages et de la solidité de ses intrigues. Plus sobre, il est plus émouvant. L'auteur se doute aussi que ces guetteurs de frontières dont la profession consiste à se draper dans de somptueuses déclamations feront songer à Julien Gracq:

Ce paysage déglingué me rappelait la Loire de mon enfance, et une phrase un peu enflée du Rivage des Syrtes […]: «la barque qui pourrit au rivage, celui qui la rejette aux vagues, on peut le dire insoucieux de sa perte, mais non pas de sa destination» (je cite, évidemment, de mémoire). Je m'étonne un peu à présent, que ce genre de solennités m'ait engagé à écrire plutôt qu'à devenir, par exemple, agent de police ou cambrioleur.

Le côté ironique de la chose tient à ce que la phrase de Gracq est beaucoup moins enflée que la plupart de celles d'Olivier Rolin. Même s'il n'a pas beaucoup plus d'humour que ce dernier, Julien Gracq a au moins le mérite, à force de creuser le stéréotype, de retrouver l'archétype vivant. Rolin a beau tenter d'exorciser le spectre du ridicule en chargeant Gracq, bouc émissaire de service, du péché d'enflure, cela ne sert à rien. Olivier Rolin est à la littérature ce que Richard Clayderman est à la musique: du romantisme, ils ont surtout compris la chemise à jabot. Cependant, le fait même que le narrateur se demande pourquoi ces «solennités» l'ont incité à écrire est symptomatique d'un changement dans Méroé. Ce livre, tout en tombant dans les mêmes travers que son double, se roule avec un peu moins de satisfaction dans la grandiloquence. Le narrateur éprouve le besoin, ça et là, de se justifier, par exemple après la grande scène obligatoire du coup de foudre: «tout ça, je le sais, je pourrais le décrire avec la sobriété de madame de La Fayette: "il suffisait qu'on la vît pour ne l'oublier jamais", ou quelque chose comme ça.» Ou bien il s'interrompt au milieu d'une tirade, comme lassé de son propre verbiage:

ce qu'on a de mieux, c'est peut-être de grandes choses englouties […]… d'intimes Titanic… paquebots couchés dans les abysses, avec leur magnifique chevelure de noyés que les poulpes se disputent dans la nuit… […]. Allez renflouer tout ça, cette beauté, cette horreur… cette soudaineté, ces profondeurs… la vie surprise dans sa robe de bal, et puis quand on la noie, et qu'elle n'est pas moins la vie. Apparent rari nantes… Mon beau navire ô ma mémoire… cette précarité immense… Suffît.

De même, le style s'accorde parfois quelques termes dissonants qui font grincer la machine à produire du «bien écrit». On tombe sur des gros mots ou des familiarités. Une tirade débouche sur une citation coupée par un rire: ici «mon beau navire… suffit», ailleurs «le cygne secouant cette blanche agonie, ah ah». Surtout, la dernière phrase du livre est: «Cause toujours.» En un sens, elle résume, en effet, l'opinion que l'on se fait de ces deux romans. On les rangera dans la catégorie qu'Olivier Rolin crée lui-même à l'usage de Lamartine: «salades romantiques». Mais elle n'en rachète en rien le vacarme creux. Elle tente de le faire passer pour autre chose. Elle sent par trop la ruse rhétorique. Dans Port-Soudan, le «snobisme parisien» est brocardé au nom d'une espèce d'authenticité rimbaldienne en toc. Plus subtilement, Méroé feint l’auto-ironie, mais on reconnaît immédiatement une autre posture: les «suffit» et les «cause toujours» sont des affectations de rictus douloureux. Ils se chargent d'une authenticité que trop de belles phrases risqueraient de compromettre. Bref, ils participent, eux aussi, d'une mise en scène de l'indicible.

Il y a, dans À la recherche du temps perdu, un personnage qui fait un peu songer à Olivier Rolin. Legrandin est une belle âme. Il tient au narrateur de splendides discours d'où il ressort que, retiré du monde, un peu sauvage, il ne s'intéresse qu'à l'art et aux couchers de soleil, et ne peut plus rien accorder aux vanités de la vie sociale. Le narrateur comprend, bien entendu, qu'il faut interpréter ces paroles en un sens précisément inverse. Qui se retire vraiment du monde ne songe pas à le proclamer.

Dans une période où la littérature «minimaliste» remporte quelque succès, on pourrait être tenté de lui opposer les flamboyances à la Rolin. Ce dernier se réclame d'ailleurs explicitement de l'antiminimalisme dans Méroé. Ce serait un faux débat, le genre ne préjugeant pas de la qualité. En outre, le minimalisme et le néo-romantisme de Rolin partent d'une même certitude: toute valeur repose dans le particulier. Pour atteindre le gisement, minimalistes et lyriques creusent dans deux directions opposées: les premiers vers l'infiniment petit (cette courgette est merveilleuse parce qu'elle est cette courgette) les seconds vers l'infiniment grand (par quelles clameurs d'ouragan pourrais-je dire l'indicible de cette passion semblable à nulle autre?). Ces deux directions sont des voies express vers le grotesque. La croyance, très contemporaine, dans le fait que la particularité, le caractère individuel seraient en soi une justification et une valeur implique un double aveuglement: aveuglement sur l'authenticité du sujet; aveuglement sur l'authenticité des objets, et le caractère absurde, injustifiable de leur particularité. Leurrés par leur croyance à l'authentique, c'est justement lorsqu'ils se réclament de celui-ci qu'ils prennent le décor du monde pour sa réalité. Les vrais écrivains problématisent la valeur et la particularité, au lieu de tirer celle-là de celle-ci. L'amour correspond au sentiment exacerbé de l'injustifiable associé au nécessaire. C'est ainsi qu'il apparaît au XVIIe siècle, notamment chez Pascal; Olivier Rolin évoque Mme de La Fayette. Chez elle, la décence de l'expression manifeste cette union problématique. Elle écrit par exemple: «il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes.» Un lyrique contemporain réagira contre ce genre de description, en partant du principe qu'on pourrait parler de la «beauté parfaite» de millions de femmes, et qu'il s'agit, pour l'écrivain, s'il veut être cohérent, de montrer en quoi cette femme-ci est belle, d'une manière unique, différente de toutes les autres. À objet extraordinaire, mots inouïs. La tâche, bien sûr, est impossible, puisque le langage fonctionne pour l'essentiel à base de généralité, et ne peut épuiser la particularité du moindre objet. S'il s'aperçoit de l'inanité de sa logorrhée, l'écrivain moderne n'a plus pour ressource que la rhétorique de l'indicible, il explique en quoi l'écrivain affronte une tâche démesurée, et cela lui permet de transformer en valeur l'erreur où il s'est de lui-même fourvoyé. Mme de La Fayette indique bien qu'elle parle d'une femme très particulière, semblable à nulle autre. Mais elle se contente justement de l'indiquer, par la comparaison. «L'on doit croire», cela suffit. Ce contraste entre la singularité de l'objet et la grande généralité des mots servant à le désigner marque le lieu de la particularité sans en détailler la qualité. Il fait apparaître une particularité sans particularité, par conséquent il la problématise. Nous sommes d'emblée installés dans l'écoute d'un discours lucide, dépourvu de toute complaisance. La particularité des choses fait certes leur valeur, elle ne les justifie de rien. Et déjà, sans renoncer à l'aimer, nous l'avons dépassée.