Выбрать главу

Le personnage de Crab se joue de la logique, il excelle dans tous les exercices funambulesques nécessaires pour se soutenir dans un monde à l'envers. Pour lui, une chose s'oppose à elle-même, se précède, se mélange à son contraire. Il a tout inventé avant tout le monde. La «machine à broyer du noir», par exemple, mais l'Institut national de la propriété industrielle refuse de lui délivrer un brevet, considérant que son invention «ne diffère en rien de la classique machine à écrire». «Les frères Lumière, âgés de trente et trente-deux ans, vendaient des chocolats glacés dans son cinéma.» Il «fait rire son bouffon» et «son médecin personnel lui doit la vie». Sa multiplicité exige la solitude: «décapode grouille tout seul». L'étonnement de Crab arrache les évidences à elles-mêmes: il assume l'horreur d'avoir deux pieds, deux mains, en revanche il a du mal à ne pas vomir en constatant qu'au restaurant les clients avalent leur nourriture par la bouche.

Les absurdités a priori délirantes de Chevillard radicalisent une absurdité réelle, l'égarement de l'être dans le temps. Le temps défie la logique:

Les femmes aux cheveux courts, elles vous le diront toutes, sont en train de les laisser repousser, tandis que les femmes aux cheveux longs s'apprêtent à les couper, elles vous le diront toutes, c'est pourquoi Crab qui préfère les femmes aux cheveux longs préfère les femmes aux cheveux courts.

Le temps dilapide les substances. Dans le temps, il n'existe pas de femmes à cheveux courts, ni à cheveux longs, et les mots ainsi employés ne correspondent à aucune réalité. Constat mélancolique: on ne possède jamais ce qu'on désire, parce que l'objet du désir est toujours occupé à devenir autre chose que ce qu'il est, ou ne l'est pas encore devenu. La solution littéraire classique est la déploration mélodieuse sur l'instabilité du monde et la solitude du poète. Le texte de Chevillard se sert du temps pour le court-circuiter: on passe directement de la femme aux cheveux courts à la femme aux cheveux longs, l'une se déverse dans l'autre. Les deux sortes de femmes paraissent, au lieu d'être en proie au devenir, se substituer sans fin l'une à l'autre. Ainsi, il affirme conjointement le caractère irremplaçable d'un objet singulier, qui suscite le désir, et le fait qu'on pourrait lui substituer toute autre singularité. C'est-à-dire n'importe quoi. C'est-à-dire rien, puisque n'importe quoi n'a pas de contenu. On ne peut rien substituer à ce qui est, on peut tout lui substituer: l'illogisme découvre le sens de la singularité, qui est d'être en même temps injustifiée, quelconque et irremplaçable. Ce faisant, l'illogisme est parfaitement réaliste: dans la réalité, en effet, les choses en engendrent d'autres, disparaissent, se transforment, échappent à notre attention, servent, bref s'occupent à tout ce que l'on voudra sauf à être elles-mêmes. Contrairement à la pureté froide de la logique, la réalité est le monde de l'entre-deux. La littérature réaliste ne nous paraît si fausse et si conventionnelle que parce qu'elle a sa logique. La littérature façon Chevillard a donc une double fonction: être vraiment réaliste – c'est-à-dire désolante – par illogisme; compenser cet accablant réalisme en nous proposant un autre monde, dans lequel les choses n'ont que cette seule activité: apparaître. Cela semble deux spécialités bien différentes. En fait, le réalisme et l'utopie s'engendrent l'un l'autre. On pourrait même dire: on ne peut rendre manifeste ce que sont les choses qu'à partir de leur aliénation et de leur perte. Le paradoxe est donc à deux étages: on ne peut dire seulement que quelque chose est rien, la formulation exacte serait: quelque chose est quelque chose parce que rien, une chose est elle-même parce qu'elle en est une autre.

Que gagne-t-on, au bout du compte, à ce jeu de chaises musicales des identités? D'une certaine manière, tout. En devenant son propre contraire dans le langage, un objet quelconque se révèle. Si les femmes aux cheveux courts et les femmes aux cheveux longs n'existent pas, elles existent pleinement l'une par l'autre. Dans la non-intensité, dans l'entre-deux, il s'agit d'aller puiser la destruction créatrice.

Dans la dimension spatiale, un équivalent de la déperdition temporelle pourrait être la nuance ou le dégradé. Du point de vue sémantique, la couleur n'est que ce qu'elle est, il n'y a rien à en dire, sinon la regarder. Cette simplicité sémantique permet de mesurer la distance entre la relative unité de la couleur dans le langage et l'infinité des nuances dans la réalité. Chevillard prend une couleur interlope, le gris, à peine une couleur:

Aujourd'hui, la sensibilité au gris caractérise quelques rares esthètes qui ont des âmes de musiciens. Ceux-là le savent, il existe autant de nuances de gris que de couleurs franches, chaque nuance correspond précisément à l'une de ces couleurs dont elle exprime toutes les valeurs, mais avec plus de délicatesse, de justesse, une exactitude et une pureté absolues. Il existe aussi un gris qui vaut le rouge, plus subtilement rouge que le rouge, le gris du rhinocéros par exemple, un gris plus nettement bleu que le bleu, le gris de l'éléphant, un gris plus profondément vert que le vert, le gris de l'hippopotame, un gris d'un jaune que le jaune n'atteindra jamais, le gris de la pierre. C'est ce que la sobre élégance a compris.

Le passage résume cette loi ontologique qui régit le monde de Chevillard: une qualité n'est elle-même qu'à condition d'en être une autre. Une qualité ou un objet quelconque, dans le langage, sont utilisés pour produire une signification en principe conforme à sa définition. Tel gris particulier se fond dans la généralité, l'expérience du gris s'oublie dans l'usage narratif, scientifique, descriptif qui peut en être fait. Chez Chevillard, qui a l'air de parler d'autre chose, le gris refoulé fait retour, déguisé en jaune ou en rouge. Il faut qu'un objet soit injustifiable, coupé de tout pour qu'il nous soit restitué. Dès lors que nous avons l'usage des choses – et le sens est un usage – nous les perdons, elles ne sont plus que des annexes indifférentes de nous-mêmes. Il s'agit donc, non seulement d'isoler des substances, mais de les défaire d'elles-mêmes, de leur ôter, en jouant avec les mots, ce qui semble leur être le plus propre, de les plonger dans des substances étrangères, pour qu'au terme de ce travail démiurgique elles fassent leur apparition et s'emparent de nous. La singularité ne peut être qu'un surgissement instantané. En ce sens, être c'est apparaître. Et par conséquent, tout autant, c'est disparaître. Le passage par l'autre constitue un substitut de la disparition.

Les textes de Chevillard rêvent l'être absolu qui assumerait l'absence d'identité et toutes les identités. Le caoutchouc, qui fournit le titre à l'un des romans, constitue le matériau rêvé: il se signale par une simplicité d'aspect et une ductilité qui le fait répondre à toutes les sollicitations. Mou, malléable, le caoutchouc est la pâte universelle, capable de prendre toutes les formes. L'animal en général constitue l'objet ludique par excellence, comme s'il représentait une chance pour le monde de ne pas se figer sur les positions acquises. L'éléphant cher à Chevillard se situe au croisement de la bête et du caoutchouc. Il partage avec ce dernier une consistance apparemment élastique et un archaïsme vaguement incongru. C'est un animal pour les enfants, de même que le caoutchouc, comme la pâte à modeler, est un matériau infantile.

Une grande partie des textes de Chevillard entreprend de tenir cette gageure: définir l'infinie particularité d'un objet qui n'est rien de particulier. Le fait même de n'être rien de particulier le différencie de tout autre individu. Seulement il s'agit d'une différence vide. Vide et absolue à la fois: Crab n'est pas seulement, comme nous tous, différent de tous ceux qu'il n'est pas, il est différent parce qu'il n'a pas de différence. Crab, l'être le plus particulier qui soit tout en pouvant devenir tous les êtres, est donc une sorte de monstre absolu, comme Palafox, animal susceptible d'être tous les animaux. La vie de Crab telle que Chevillard la raconte est rythmée par une constante pulsation: systoles de l'unité dans la différence, diastoles des identités dispersées. D'où ces systèmes circulaires dans lesquels le constat d'une différence enchaîne logiquement, et implacablement, sur l'indifférence, pour enfin en revenir au départ:

Crab n'a que mépris pour lui-même, mais son mépris le laisse froid, et cette indifférence l'afflige tant qu'il en devient pathétique et se prend finalement en pitié, sa vanité la refuse et son visage affiche du coup un petit air satisfait qu'il est le premier à trouver ridicule, de là le mépris qu'il s'inspire à lui-même et qui malheureusement le laisse froid.

Crab gagne comme une contagion: «la confusion de sa pensée trouble tous les cerveaux […] nos gestes mimétiques sont les siens […] il sera bientôt impossible de savoir lequel d'entre nous est Crab»; on «ne s'intéresserait pas tant à lui» s'il «se bornait à être lui-même», précise dès le début le narrateur: nous sommes tous identiquement lui, ou il est indifféremment chacun. «Quand il pénètre une femme», «il se glisse sous sa peau et suit les courants porteurs de ses fluides sanguins et lymphatiques jusqu'à occuper toute la place». (On peut se demander si Chevillard, grand amateur de biologie, ne s'est pas inspiré pour cette description des mœurs parasitaires de la sacculine du crabe.) Inversement, la nécessité impérative de la différence le travaille un moment: