Se recueillir, se concentrer – ainsi réduit à lui-même, toutes tendances confondues, le personnage de Crab va enfin pouvoir développer sa personnalité et apparaître le jour tel qu'il est la nuit, ramassé sous ses couvertures, avec l'idée fixe d'un rêve dans la tête. Il sera lui-même à l'exclusion de tous les autres. Crab se spécialise.
Toutefois, dans sa logique même, la «spécialisation» exacerbée rejoint la plus grande diversité, la différence poussée à l'extrême n'est qu'une non-différence; ainsi va Crab,
au sein même de sa spécialité se spécialisant encore, perçant l'épaisseur des choses, toujours plus fin, plus scrupuleux, plus précis, bien obligé de s'intéresser alors aux disciplines qui touchent sa spécialité et qui appartiennent en somme à sa spécialité dont il ne cesse effectivement de repousser les limites et qui se trouve entretenir des rapports étroits avec les domaines les plus divers, à bien y regarder, en sorte que […] Crab se divise, divisé se multiplie, multiplié se répand, répandu se disperse: toute la bande s'évanouit dans la nature.
La multiplicité fantastique de ce Protée peut apparaître comme une forme exacerbée, si l'on peut dire, de la banalité, banalité non pas grise et désincarnée, mais violemment contrastée, dans la lignée du Plume de Michaux. Ce contraste de l'indéterminé et du surdéterminé est une constante chez Chevillard. À la question posée par un journaliste: «Pourriez-vous écrire un jour l'histoire de monsieur Tout-le-monde?», il répondit:
Ce monsieur n'existe pas. Alors oui, son histoire est une de celles que je pourrais écrire. Ou peut-être existe-t-il, en effet, mais alors il n'en existe qu'un. Je raconte d'ailleurs son histoire dans mon dernier livre. Vous rendez-vous compte que monsieur Tout-le-monde doit être à la fois une petite rousse et un vieux Chinois? Il n'est pas donné à tout le monde d'être monsieur Tout-le-monde. Cet homme-là ne peut être qu'un original, un cas, un type incroyable. Voilà: monsieur Tout-le-monde est l'exception qui confirme la règle. Quant à la règle, je suis contre.
De tels paradoxes ne font que rétribuer cet autre paradoxe phénoménologique: ce qui paraît nécessaire, indubitable, ne l'est que délivré de toute motivation. Si, chez Chevillard, la différence se nourrit d'équivalences immotivées, de même ce qui est nécessaire est produit par l'absence de motivation et de logique. L'absurdité nous livre ce qui n'existe ni dans le langage, ni dans la réalité: le gris parfaitement gris, mais infiniment particulier, tous les gris, mais un seul gris. Il s'agit de retrouver, en chaque chose, la source de vide et d'indifférence qui la fonde dans sa singularité, et la détruit. Prendre ses caractéristiques essentielles comme autant de détails, et l'en dépouiller. Le détail abandonné, le déchet n'a pas de sens. Produit d'amputations maladroites, d'usures anciennes, de détours hasardeux, il n'est à sa place nulle part. Il y est donc. Les personnages que Chevillard lance dans la narration sont des bouts d'on ne sait quoi. L'auteur est à l'image du personnage d'Olympie, infatigable lutteuse de la protection des animaux: «quand on lui sert un pied de veau ou une épaule de mouton, elle y fixe une attelle et les relâche.»
Le détail empêche de tomber dans le romantisme du néant. Certains titres de Pilaster, tels que Fabrique d'extraits élaborés dans la vapeur et dans le vide, ou Étude de babouche pour la mort de Sardanapale, pourraient faire figure de programmes des œuvres de Chevillard: dans La Mort de Sardanapale, version romantique et exacerbée de l'anéantissement, seule importe la babouche, parce qu'elle seule échappe au sens. Bien sûr, le tableau de Delacroix prétend lui aussi se confronter au non-sens et au chaos, mais il les organise, les constitue en système. La babouche ne présente pas cet inconvénient: elle n'est qu'un déchet du chaos. Non seulement dépareillée de sa jumelle, mais dépareillée de tout. La voici toute à nous, nous avons tout loisir d'en profiter. Toutefois, la babouche a besoin du reste, des tentures et des aimées, en arrière-fond. Pas de vraie babouche sans que Sardanapale soit nommé. Une fois que le déploiement culturel a épongé toute l'insignifiance qu'il pouvait absorber, une fois qu'il en est tout gonflé, tout cramoisi, la babouche peut recueillir pour nous les dernières gouttes d'insignifiance inculte. Il faut que la mort de Sardanapale se déroule en coulisses pour qu'apparaisse, sous le rideau rouge du drame historique (temps et mort), la babouche. L'ensemble, déménagé, fonde le détail; la destruction, évacuée, fonde l'objet; la culture, repoussée, fonde l'insignifiant. Les extraits divers dont se fabriquent les livres de Chevillard sont nécessairement des matériaux de récupération, trouvés dans les poubelles de l'histoire (l'événement) et les vide-ordures de la culture (le tableau).
L'opposition fondamentale entre rien et quelque chose tend à se transformer en conflit entre plusieurs manières d'assumer cette opposition. Conformément au principe fondamental Quelque chose est quelque chose parce que rien, L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster comporte Trois tentatives pour réintroduire le tigre mangeur d'hommes dans nos campagnes:
Nulle trace de tigre aujourd'hui dans nos contrées, il y a bien longtemps que son cri ne s'est élevé dans la nuit […]. C'est à quoi Moindre ne peut se résoudre. Car le silence de la nuit même, empli d'une sourde menace, évoquait le tigre aux pattes de velours, la campagne était parcourue de frissons. Les hommes à son contact gagnèrent en humanité: leurs sens perpétuellement en alerte s'aiguisaient, s'affinaient, et la musique profitait de cette acuité nouvelle, la douceur des caresses n'a pas d'autre origine.
La campagne n'est vraiment la campagne que lorsqu'elle est peuplée de tigres, concluait Moindre, la nuit n'est vraiment la nuit que lorsque les tigres la hantent, l'homme n'est vraiment un homme que dans le voisinage du tigre. Il s'agit en apparence d'un jeu consistant à tenter d'étayer logiquement ce paradoxe: la sauvagerie garantit la civilisation. Mais l'opposition apparaît plus radicale dans le dernier paragraphe de la citation: le tigre dévorateur fonde chaque chose dans son être. Moindre échoue, ou plutôt réussit trop bien. Le fauve s'acclimate si bien qu'il s'apprivoise, la grande angoisse, comme dirait Laforgue, tourne au chagrin domestique: le tigre, finalement, rend service aux veuves, «c'est une présence qui ronronne comme un poêle et dégage aussi bien une chaleur suffisante pour affronter les petits froids». Le tigre de L'Œuvre posthume est un avatar de la mort dans Le Démarcheur, laquelle n'est elle-même qu'une incarnation du rien. Le vide, la mort ou le tigre sont les conditions d'apparition de la singularité. Rien détruit et fait être. En profondeur, Quelque chose et Rien sont une seule et même réalité, de leur étreinte conflictuelle naît l'Être. Naissance unique, qui a toujours eu lieu, éternellement originelle, en laquelle s'accordent le commun sans contenu (Rien) et l’infiniment particulier (Quelque chose, cette chose-ci, qui n'en est aucune autre).
L'homme est celui par qui peut avoir lieu cette naissance. Mais il préfère ne pas le savoir. Demeurer dans l'entre-deux. Dans l'idéal il faudrait ne pas être, tels que nous sommes, un peu matière, un peu esprit, l'un ne cessant de compromettre l'autre. Dans l'idéal, il s'agirait d'être à la fois infiniment conscient (donc absolument rien) et mort (donc une chose, mais une chose proche du rien), comme si c'était la même chose, exactement, qu'être conscient et mort. Mort de conscience, conscient de mort, comme ce personnage qui se demande (situation connue): «suis-je mort ou vivant?»
S'il est mort et qu'il en a conscience, alors il s'étonne de ne pas souffrir. Avoir conscience de soi, c'est avoir mal […]. D’autre part, s’il vivait, il éprouverait aussi une douleur quelconque, on l'a vu, un picotement, un peu froid, un peu faim, vaguement besoin de pisser. Ses conclusions sont extravagantes, ne va-t-il pas jusqu'à supposer un moyen terme entre la vie et la mort, une sorte de cocon létal semblable à celui que l'araignée sur deux pattes tricote pour la mouche, où s'accomplirait la métamorphose en cadavre, où la conscience n'émanerait plus de la souffrance comme d'habitude mais de son absence et se confondrait avec la surprise que cette absence provoque!
Dans l'expérience réelle, cette union, loin d'apparaître fulgurante, violemment contradictoire, se fait sur le mode du tiède et du répétitif: chaque chose entretient à petit feu le néant qui l'habite. Le tigre ronronne au coin du feu. Ma mort même, l'expérience la plus intense, la plus unique du fait que je suis (donc que je puis ne pas être) se débite fatalement au quotidien: Mourir m'enrhume. Ce titre inaugural contient déjà l'œuvre entière. La proximité de la mort continue à susciter ces petites souffrances qui font la conscience, c'est-à-dire la mort impossible: deuil du deuil.