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Dans Le Démarcheur, Monge rédige les épitaphes de gens qu'il a traqués et assassinés. Peut-on être un mort-vivant par la littérature? Le langage tue, mais à petit feu. Nos discours parlent du nez. Ainsi le vide, le tigre et la mort constituent-ils en définitive des réservoirs de clichés: engendrant le langage, ils le font tourner en rond, l'entraînent dans leurs cycles répétitifs. Ils font résonner, mais sonner creux tous les mots. Le romantique ou l'exalté (le suicidaire et le mystique, qui se croisent, l'un montant, l'autre chutant, dans Le Démarcheur) cherchent par l'extase à s'arracher au monde des enrhumés, à éprouver pleinement le choc du Rien et du Quelque chose. Mais la culture fait d'eux inexorablement des enrhumés, les transforme en Romantique, en Exalté, les intègre à un genre. Reste une seule voie: faire se télescoper, non pas Rien et Quelque Chose, mais l'Unique et la série, la fulgurance du contradictoire et le petit feu de l'entre-deux. Faire choc en montrant l'impossibilité du choc. La formule «mourir m'enrhume» concentre la dispersion, exprime en même temps l'impossibilité désolante de toute tragédie et la tragédie de cette impossibilité, le fait que, si éventuellement un rhume peut faire mourir, la mort fait advenir ce qui n'est pas la mort. Entre le mourir et le rhume se coince cette petite lettre, ce pronom pas même entier, élidé comme par un excès de discrétion, m', existant dans l'entre-deux, mais existant, au cœur de la production verbale du rhume par le mourir.

Si le rien pris comme valeur perd toute sa force révélatrice, la littérature est condamnée à se sacrifier à son propre travail. La destruction de l'objet débouche inévitablement sur une autodestruction du texte. Le magicien se suicide s'il révèle ses trucs. Marson tente de suicider Pilaster lorsqu'il présente l'édition rassemblant «les chutes, les scories, le rebut» du recueil de son ami intitulé Autant d'hippocampes:

La plupart de ces formules sont en somme de simples définitions métaphoriques de construction classique, reposant sur l'analogie ou l'association d'idées, comme chacun peut s'amuser à en écrire. L'exercice est divertissant. Voici comment l'on procède. Considérons par exemple une girafe: nous remarquons d'abord son très long cou rigide, incliné obliquement vers l'avant. Nous savons par ailleurs qu'elle se nourrit volontiers de feuilles arrachées aux plus hautes branches. L'ensemble peut donc évoquer une échelle appuyée contre un tronc par une gourmande. Il s'agit alors de ramasser ces informations dans une phrase brève, afin d'obtenir quelque chose du genre: on reconnaît la girafe à ceci: c'est elle qui reste au sol pour tenir les pieds de l'échelle tout en haut de laquelle elle est juchée et mâche en sécurité de tendres feuilles.

Et Marson d'ajouter que «la structure inoxydable» de ce genre de procédé (aussi typique de Chevillard que de Pilaster) «n'est pas sans rappeler celle du gaufrier – on y verse la pâte: ça ne peut pas rater». D'ailleurs, sa «portée philosophique est nulle» et «sa portée poétique presque aussi courte». En fait, ça rate et ça ne rate pas, ou plutôt le ratage devient une condition de la réussite. Marson et Pilaster jouent ici les rôles du clown blanc et de l'auguste. Le premier retire l'échelle au second qui tente de s'accrocher au pinceau – ou plus exactement à la plume. Cela fait partie du numéro. En effet, en dévoilant les «trucs» de son partenaire, la métaphore et la concentration d'informations multiples, Marson paraît banaliser d'avance son exploit, dont il dénonce le caractère indéfiniment reproductible. C'est sur le fond de cette banalité que se dégage la singularité de l'image produite malgré tout, dont l'effet ne se résume pas à la formule livrée par Marson. Le lecteur est prévenu, son attention est attirée dans une direction précise, ce qui facilite l'escamotage. Tout paraît en effet converger vers une définition métaphorique lapidaire de la girafe, dans le genre du Bestiaire de Jules Renard. Le présentatif ouvrant la formule, «c'est elle qui», semble insister sur l'idée que le texte a pour fonction d'établir «poétiquement» l'identité de son objet. En fait, le «c'est elle» joue dans l'affaire le rôle du comparse en apparence serviable, qui tient l'échelle mais va se charger de l'ôter. L'emploi du présentatif suggère le choix d'un objet unique, parmi une pluralité d'objets similaires tacitement écartés. En d'autres termes, «c'est elle» dénote l'Un (la singularité) mais connote l'autre. Du côté de l'Un, la formule insiste ostensiblement sur sa propre cohérence: elle déploie un jeu d'articulations (prépositions, conjonctions, relatifs) qui rendent sensibles l'interdépendance et la coordination de ses membres. Le thème lui-même (rester au sol, tenir l'échelle) implique solidité, assurance ontologique. L'acrobatie verbale n'en sera que plus surprenante. Car la multiplicité même des articulations, en donnant l'illusion de l'unité, empêche de distinguer nettement à quel moment, dans la phrase, on passe de l'un à l'autre, de la girafe qui tient l'échelle à la même girafe qui en même temps est perchée au sommet. On croyait être encore au sol, on est déjà dans les airs. Comme dans un numéro de jongleur, où les quilles volent en tous sens, on perçoit bien le rythme et la continuité des gestes, mais on n'a pas le loisir d'en comprendre la loi d'enchaînement. Le plaisir est provoqué par cette sensation double de l'unité d'un mouvement dont en même temps la complexité submerge le spectateur. Il sait que, si cette complexité maîtrisée est à sa portée, a été calculée et pourrait être analysée, en même temps sa réalisation presque instantanée défie l'analyse.

Tout se passe donc comme si, dans la jonglerie de Chevillard, les éléments dont nous disposons, auxquels nous devons revenir sans cesse, qui reposent avec nous sur le sol de notre vie quotidienne, devenaient capables, grâce à un peu d'habileté (et dans la mesure même où cette habileté se moque d'elle-même), de se transcender, de décoller; comme si, par le brassage et la vitesse d'exécution, on pouvait aller de la répétition à l'intensité, de la quantité à la qualité. Ce passage définit la méthode, et même l'éthique de la littérature pratiquée par Chevillard: c'est au cœur du multiple et de la redite qu'il faut chercher l'Un. Certes, le coup de la girafe est purement rhétorique, mais rhétorique ne signifie pas seulement, en l'occurrence, gratuité. Ou plutôt, la rhétorique consiste à utiliser la gratuité en la transformant en nécessité. Celle-ci tient à la continuité, à l'absence de rupture. La girafe reste au sol pour assurer une action dont elle est aussi la bénéficiaire un peu plus haut: factotum sémantique, elle est tout à la fois agent, objet et sujet. Cette ubiquité de la girafe figure la nécessité. Le commentaire de Marson et l'absence de tout enjeu sérieux (apparition inopinée d'une girafe mangeant des feuilles) se chargent d'exhiber la gratuité. La girafe semble nécessaire dans le cadre étroit de l'échelle où elle tourne en rond, mais cette échelle est grotesque. Il en va de la nécessité dans la rhétorique de Chevillard comme du baron de Münchhausen: elle s'extrait du marécage de la gratuité en se tirant par sa propre tresse. Mais seule la gratuité du discours est en mesure de rendre compte de l'insignifiance au creux de laquelle se recueillent les choses. On ne peut espérer gratter l'insignifiance au moyen d'un discours sérieux. Le travail de la littérature n'est pas de donner sens, niais bien de rendre les choses à leur insignifiance (à leur ridicule). Tout écrivain authentique (Pilaster) est inauthentique, est ridicule.

En outre, dans ce jonglage, ou cette acrobatie, ce qui paraissait unique se démultiplie à force de changer de place, ce qui paraît multiple revient au même à force de repasser dans les mêmes positions. C'est bien cette girafe-ci que l'on assure au sol afin qu'elle soit aussi en haut de l'échelle, et c'est bien parce que c'est elle qu'elle est aussi l'autre. On s'aperçoit a posteriori que l'objet véritable de la formule, ce sur quoi elle s'est construite, ce n'est pas essentiellement la métaphore annoncée dans le texte préparatoire, mais les deux mots insignifiants, auxquels on n'a pas prêté attention; par ailleurs. Tout le paradoxe de la phrase repose en effet sur la superposition d'un ici et d'un ailleurs. Cette girafe est la même tout en étant autre qu'elle-même au prix d'un glissement significatif de l'être à la position. Le texte part d'une image, l'identification de la girafe à une échelle, mais il juche la girafe sur une échelle. Le dédoublement de la girafe est lui-même doublé par un autre dédoublement plus subtil, et plus fondamentaclass="underline" la girafe est une échelle, et c'est sur elle-même qu'elle est juchée. L’être, chez Chevillard, n'est jamais qu'une position particulière, toujours instable et paradoxale.