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En définitive, ce texte vise à formuler cet étonnement essentieclass="underline" comment peut-on être la même girafe à la fois au sol et si haut, si loin de soi? Il en va de la girafe, et de tout être, comme du diplodocus qui avait besoin d'un second centre nerveux pour contrôler sa queue trop éloignée de son cerveau: la girafïté a du mal à irriguer toute l'étendue. Celle-ci paraît incompatible avec l'être. On comprend alors que le travail du langage, contre les évidences ou les oublis de l'expérience, consiste non pas exactement à nous restituer la chose (contrairement à ceux qui pensent, comme Clément Rosset dans Le Démon de la tautologie, que le détour métaphorique restitue la girafe même), mais la surprise insondable devant le fait qu'il y ait de l'être en dépit de l'étendue, que cette girafe parvienne bien, indubitablement, à être cette girafe-ci malgré tout ce qui s'oppose, en elle et en dehors d'elle, à sa singularité. L'objet du texte, en définitive, est de mettre en lumière le scandale de l’accord profond entre singularité et non-singularité, l'illogisme de la présence de l'Un dans l'étendue. Tel est le sens du travail de Chevillard.

L'usage du cliché est une manière à la fois de puiser le singulier dans la redite, et de se construire dans l’autodestruction. Si Monge, le personnage principal du Démarcheur, est «rédacteur funéraire», c'est que l'épitaphe appelle irrésistiblement le cliché. Tout le roman constitue donc une espèce de gageure: comment renouveler un genre où la banalité paraît inévitable? En retournant le cliché. Cela donne des épitaphes comme: Ventre à terre vers l'oubli; Peine perdue; La Roue tourne; Finies les simagrées. Chevillard s'amuse régulièrement à détourner des formules stéréotypées:

Il bâille lui aussi en lisant ces mémorialistes qui tentent de faire passer leurs genoux couronnés pour les héritiers présomptifs des trônes de France et d'Espagne morts en bas âge.

Même ses animaux de prédilection sont des clichés vivants: l'éléphant et la girafe incarnent le stéréotype en soi, la sauvagerie pour zoo ou réserve, comme le cliché domestique les mots, efface leur étrangeté en ayant l'air au contraire de nous la montrer.

Un texte qui produit un cliché s'oublie: la conscience le déserte un instant, il parle tout seul, ou le on, le brouhaha public parle en lui. Comme oubli, le cliché est proprement (si l'on ose dire) une déjection du texte: matière morte, digérée, infamante. On pourrait bien sûr l'éviter, parler neuf. Mais nous sommes entourés d'un bruissement incessant de paroles, débordés par une monstrueuse production de mots immédiatement repris, commentés, assimilés. Toute formulation ne peut plus guère nous apparaître que comme un cliché en puissance. Quelle que soit son originalité, nous ne pouvons pas ne pas entendre en elle l'écho du brouhaha. En outre, refuser le cliché condamne en général à adopter les postures déjà stéréotypées du poète hermétique, ou du prophète, ou du peintre de l'évanescent à la délicate sensibilité, etc. Il est vain de chercher à échapper à la culture. Reste à travailler le cliché. Puisqu'il est déjà là, puisqu'on l'assume consciemment, mélancoliquement, c'est déjà qu'on le domine, mais en toute modestie, sans se croire assez fort pour lui échapper.

Pour réaliser l'opération magique de la fabrication du neuf avec de l'ancien, prenez un fou et un tube de pâte dentifrice:

Pumpe extrait de son tube de pâte dentifrice, au lieu de l'éternel et néfaste serpent, Eve elle-même, dont les petits pieds se posent sur le carrelage […] apparaissent bientôt les chevilles, les mollets, les genoux […], la gorge, les épaules et les bras, le cou, […] mais nul ne connaîtra le visage d'Eve, sa tête s'incline sur sa poitrine, son corps s'affaisse, elle tombe à genoux, son front heurte le carreau, sans bruit, déjà Boton accouru jette une serpillière sur la forme blanche recroquevillée, effaçant toute trace de ce rapide miracle.

Miracle, en effet, que la naissance d'Eve dont un démiurge timbré imagine les formes souples à partir de cette boue originelle: le dentifrice. Ce commencement absolu toujours recommencé échoue nécessairement, comme si son déroulement était incompatible avec son caractère de genèse, et la contradiction qui l'anime: la beauté naît de la laideur, s'en détournant mais s'y enracinant; ce qui n'arrive qu'une fois, en un instant sans durée (impossibilité qui explique le caractère inachevé du miracle) est rendu possible par l'éternelle réitération: le cliché du serpent, sans lequel Eve ne serait pas advenue. Là encore, la naissance d'Eve est allégorique du texte lui-même: il puise sa force dans son défaut même, trouve origine et nécessité dans son déracinement et sa gratuité. Dans le travail du cliché, le texte ne s'oublie plus, il se concentre, il est co-présent à lui-même en chacun de ses segments. Le cliché devient un outil de perfection.

Au lieu d'étendre une chose hors d'elle-même, comme la girafe, on peut aussi, symétriquement, étirer le rien à l'infini jusqu'à tout lui faire assumer. Dans Conférence avec projection, l'orateur imaginé par Pilaster traite de l'avancée du désert. Emporté par son sujet, il finit par décrire une apocalypse sablonneuse, et, à mesure qu'il parle, cette montée irrépressible du sable se réalise:

Le désert […] vaincra les sommets réputés inaccessibles et les neiges éternelles rentreront dans le siècle pour disparaître avec lui, évaporées, il comblera les ravins, les précipices, les gouffres sans fond, ensevelira l'ours dans sa caverne et les chamois rattrapés en plein bond dessineront autant de dunes parfaites, le sable […] absorbera les lacs, les fleuves sauvages, les océans… (Tout en parlant il saisit la carafe. Elle est pleine de sable. Il remplit son verre machinalement et le porte à ses lèvres. Il recrache le sable en toussant et lâche son verre […].)

… il nous assoiffera, nous affamera, il nous brûlera la peau et les poumons, il enflammera nos cheveux, […] et plutôt que de laisser nos cris se perdre dans son immensité, il les étouffera au fond de notre gorge […], nul n'y échappera, chaque homme est unique pour le sable, chaque homme est digne d'attention, d'efforts, de patience, chaque homme compte à l'égal de tous les autres.

L'uniformité désertique anéantit chaque chose en particulier, dit le conférencier. Le vide désertique ne laisse rien perdre de ce que précisément il perd. La plus belle image de cette relation étroite entre uniformité et particularité est celle de la courbe du saut d'un chamois devenant la ligne d'une dune. Le saut n'est pas même un objet, mais un mouvement. La courbe n'est pas même un mouvement, mais une forme. Quoi de plus unique, de plus insaisissable, mais en même temps de plus réel que cette courbe? Le désert, en l'ensevelissant avec le reste, la devient et la fait apparaître. Or, cette relation n'existe pas dans la réalité. La fiction de l'avancée du désert, ce ne sont que des mots, mais dans ces mots l'ours devient l'ours, l'homme s'humanise. C'est pourquoi la conférence réalise ce dont elle parle, et, faisant advenir quelque chose, se détruit dans ce qu'elle fait advenir, en une coïncidence impossible du fait et de la représentation, coïncidence qui devrait être le seul fait, final et originel, le discours entre les deux ne constituant que le chemin permettant à ce qui est déjà de revenir à soi:

(La dernière diapositive est une vue de la salle de conférence telle qu 'elle apparaît simultanément: une vaste étendue de sable balayée par le vent, quelques sièges visibles encore, à demi enfouis.)

C'est pourquoi l'autre face de l'étendue du rien serait la non-étendue: la coïncidence parfaite avec soi est une disparition. Dans Préhistoire, la grotte préhistorique avec ses peintures représente bien cet accord et ce conflit entre apparition et disparition dans l'œuvre même:

(le souffle du peintre attaquait déjà, au moment même de leur exécution, les figures que sa main formait, car l'homme qui respire ne peut regarder sans effroi l'œuvre qu'il crée et qui lui survivra, et son ambition de durer à travers elle est obscurément combattue par le désir contraire, de l'anéantir tant qu'elle est en son pouvoir, tant qu'il est encore le plus fort, raison pour laquelle les œuvres finissent à leur tour par mourir, usées ou détruites, elles portaient ce désir de mort en elles depuis le premier instant de leur conception – mais je n'ai ouvert cette parenthèse que pour en arriver là, j'y suis, et la refermer violemment.)