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L'écrivain est confronté au même problème que le mystique et le suicidaire: atteindre l'intensité dans cet instant sans étendue et sans durée, suspendu entre être et néant. Tout discours s'étale et se soumet aux lois de l'entropie. L'écrivain devrait toujours être un magicien qui tire un lapin de son chapeau. La tension de tous les livres de Chevillard en direction du fragment, du haïku dessine ainsi une asymptote vers l'instantané, sans continuité, sans suite et sans préparation, une parole qui n'occuperait aucun espace et ne prendrait pas de temps. Cette tension engendre infatigablement un humour proprement ravageur:

En réalité, Marcel Proust ayant bu la tasse écrivit A la recherche du temps perdu en une fraction de seconde.

La formule gnomique cherche à limiter les dégâts par des noyaux de complexité, des singularités au sein desquelles, comme dans les singularités astrophysiques, les lois de notre univers (en particulier celles du temps) ne seraient plus valables. Dans ces singularités de langage, la densité doit être proche de l'infini, et il doit être impossible à un observateur extérieur de savoir ce qui s'y passe, bien qu'il puisse en mesurer les effets dans son propre univers. Une singularité de langage (la singularité-girafe ou la singularité-Eve) ne peut que se déployer dans l'espace et dans le temps de la lecture. Mieux: ce déploiement dans l'espace et dans le temps est précisément ce dont elle parle; nous appelons cela sa signification (la girafe étirée du haut en bas de l'échelle qu'elle est, Eve s'extrayant d'un tube mais ne parvenant pas à naître pleinement dans notre univers voué au serpent de la redite, justement parce que sa naissance implique déjà un étirement). Mais la singularité a tendance à s'effondrer sur elle-même. Au lieu de se disperser à l'extérieur, elle attire vers elle sans cesse le matériau dont elle s'alimente: l'attention. Le lecteur parcourant un texte au sein duquel se trouve l'une de ces singularités, concetto, aphorisme, paradoxe, a le choix entre deux attitudes: soit il s'y arrête pour essayer de comprendre comment l'objet est fabriqué, alors il entre en gravitation autour de ces systèmes isolés qui tournent sur eux-mêmes; soit il réagit au passage (généralement par le sourire) et poursuit, laissant alors derrière lui un noyau de langage autonome, non pleinement consommé dans le travail entropique de la lecture.

Pourquoi alors ne pas se contenter de recueils d'aphorismes? Pourquoi raconter? C'est que le texte doit mettre en relation la mort (l'écrasement du suicidaire, l'assomption du mystique) et le rhume. Le haïku et la formule, en nous plongeant immédiatement dans le conflit du Rien et du Quelque chose, nous mentent puisqu'ils ne partent pas de la réalité de notre expérience sans immédiateté et sans intensité, faite d'une usure infinie. Si l'usure nous masque la violence du Rien, et par conséquent les choses, elle la met en œuvre en même temps.

La narration, se déroulant dans le temps, implique redites et baisses d'intensité. La narration traitée par Chevillard use d'aberrations temporelles: inversion, circularité, transformations accélérées. Tout récit ordinaire découpe une tranche temporelle à l'intérieur de laquelle une certaine stabilité peut se maintenir, donc où il y a du sens. Chevillard, partisan du caoutchouc et de ses possibilités indéfinies de transformation, étire le temps vers l'infini. Dans la perspective de l'infini, tout devient possible. Revoici l'indispensable girafe:

le hasard justement et ses lois aveugles, le faux pas d'une girafe dans la savane provoque un enchaînement de faits absurdes qui aboutira au divorce d'un couple de Norvégiens, après trente ans de vie commune et de bonheur égal, c'est à n'y rien comprendre, alors même qu'ils venaient d'acquérir un magnifique appartement en plein cœur d'Oslo, et ce divorce non plus ne sera pas sans conséquence pour le monde, le cours des choses s'en trouvera modifié, à des milliers de kilomètres de là, dans une autre savane, une autre girafe trébuchera sur un autre caillou.

Redite et multiplicité se trouvent exorcisées par elles-mêmes, comme si l'extension à l'infini du même finissait par produire l'autre (l'autre comme même, c'est-à-dire l'Un). En outre, le temps ne dure et n'entraîne déperdition que dans la mesure où il y a une origine. Soit l'avènement échoue, demeure inachevé (c'est l'un des sens possibles de l'apologue d'Eve en pâte dentifrice), soit il se confond immédiatement avec la déperdition et la répétition. Il n'y a en réalité jamais de naissance ni de surgissement, si toute origine est déjà une perte. Les choses ne peuvent être que passées (hors de notre portée, objet de travail archéologique) ou à venir, envisageables, prévisibles (déjà usées). On ne trouverait de fraîcheur qu'en se plaçant avant l'origine, ce qui est à peu près aussi facile que d'observer l'instant zéro du big bang. Il n'y a pas d'avant l'origine dans un monde sans origine, sinon dans le langage:

Je dois impérativement téléphoner, dit un jour Graham Bell en repoussant son assiette, et devant les convives stupéfaits, il se mit à tracer fiévreusement sur la nappe les plans d'un appareil étrange.

Un tel point de vue sur les choses est celui d'un créateur pour lequel elles seraient déjà nommées, en puissance dans le langage, toutes constituées et fondées en nécessité avant d'apparaître. La seule manière, pour le téléphone, de n'être pas téléphoné, c'est d'avoir reçu un nom, avant même de devenir cet instrument de déperdition de la parole que nous connaissons bien.

L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster ne se contente pas de trous noirs localisés. Les interventions du critique Marson ne cessent de démolir les prétentions du malheureux Pilaster au sérieux, dévoilent ses mesquineries et ses erreurs. Pourtant, les textes de ce dernier ne sont pas dépourvus parfois d'autodérision:

Vite un sucre

Pour ma phrase debout

Sur ses pattes arrière.

Ce haïku, tout en raillant le désir de perfection formelle, le transforme en petite machine à réclamer des récompenses. Dès que la formule est achevée et se met à vivre, sa fonction consiste à réclamer son susucre. Plus une formule est parfaite, plus elle décèle une volonté de perfection, donc un désir de rétribution. Ce désir de rétribution compromet irrémédiablement la perfection. L'ordre même dans lequel se présentent les trois vers du haïku Vite un sucre est significatif a cet égard: bien qu'il semble que ce soit le contraire, le susucre en réalité précède le chienchien qui ne se crée que pour l'absorber, comme la fonction crée l'organe. Expliciter cette relation, c'est certes, pour le texte, se moquer de lui-même, mais c'est encore une recherche de perfection. La phrase absorbe ce qui pourrait la nier comme le chienchien son sucre. Car ce toutou aussi risque de s'oublier: mobilisé par son objet, le désir de perfection omet d'être conscient de lui-même, se réifie. L'autodérision, en explicitant le désir de rétribution, prévient cette nécrose menaçante. Mais, à son tour, elle risque de se figer en autosatisfaction. Il s'agit donc d'aller encore plus loin en explicitant l'autodérision. D'où la note rageuse de Marson: «L'autodérision ne saurait signifier qu'il n'y a pas effectivement de quoi rire ni dispenser personne de se moquer.» Spirale sans fin, qui vise l'expulsion de l’auteur hors de toute domination sur son texte.

Pour retrouver l'intensité du singulier, il ne suffit pas que la chose ne soit pas à ce qu'elle fait. Il importe que nous n'y soyons pas non plus. L'extase unit un distrait et une absence. Il faut savoir ne pas dominer son sujet. Toute maîtrise court le risque de se priver de ce dont elle tient si ostensiblement à s'assurer. Mais la non-maîtrise n'a de sens que par la maîtrise. Il en va de l'écrivain comme du clown: prendre des coups de pied au derrière ou se casser la figure d'une manière convaincante nécessite un travail parfait, d'autant plus parfait que, même dans le ratage, la redite est désastreuse, car «l'allumette et le clown ont en commun ce gros nez rouge qui ne fait de l'effet qu'une fois».

Marson est un lecteur. Le plus impitoyable qui soit: le vieil ami, écrivain raté. On écrit pour convaincre le pire des lecteurs. Tout lecteur potentiel est impitoyable. Pure mauvaise foi. Toujours prêt à se moquer, à s'ennuyer, à dénigrer. À dégainer son esprit de négation pour renvoyer le livre à ce qu'il tente désespérément de ne pas être: une chose morte. Une conscience à jamais immobilisée dans l'éternité d'une insuffisance. Toutes les ruses d'un texte littéraire n'ont de sens qu'au regard de cet éternel absent. La plupart des écrivains escamotent le problème: ils dirigent notre regard vers un trompe-l'œil qu'ils nous font prendre pour le monde. Ou bien ils se déshabillent. Ils nous font le coup du «Je vais tout vous montrer». Comme nous regardons la scène avec un certain intérêt salace, nous n'avons pas le temps de nous apercevoir qu'ils en profitent pour nous faire les poches. Le roman réaliste ou l'autobiographie fait (du moins en général) l'économie de la situation réelle, du fait qu'il y a mise en scène. Chevillard n'emploie aucun de ces stratagèmes. Il assume explicitement ce combat ludique avec son lecteur: