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Il est comme un point, dynamique, de non-visibilité. Traversant la transparence, il se laisse aussi bien traverser par elle, ce qui lui vaut la qualification, poétique, mais peut-être impropre zoologiquement, d'amphibie. Le seul oiseau authentique serait-il celui qu'on n'aperçoit pas vraiment […]? Mais tout oiseau doit être pensé, en termes hugoliens, comme un «fait de frontière». Il suffit de le prendre pour un indicateur d'espace, un provocateur de transparence: de le voir en somme, simplement, ou de l'imaginer, comme un «travailleur de l'air».

Cette conclusion illustre parfaitement la torsion inhérente au fait littéraire, en tant qu'il met à nu moins un matériau de prédilection que la forme même de notre relation au monde, en tant, plus exactement, qu'il la dégage en la faisant travailler: l'objet tend à aller jusqu'au bout de sa singularité, et dans ce mouvement de perfection, comme l'oiseau, il disparaît, faisant advenir dans sa plénitude ce dont il s'est séparé: le monde même, comme transparence, accueil, le monde retrouvé au moment où l'étirement d'un parcours individuel achève de le déployer. Tel est le travail de l'imaginaire: constituer, en mots, sa différence propre pour mieux la projeter à l'horizon, la libérer, la faire disparaître. Partir afin de mieux revenir, au cœur de soi, au monde. On sent, dans ces lignes finales, comment le travail critique fait décoller le texte hugolien lui-même, pour pointer, parmi ses motifs privilégiés, ce mouvement fondamental de torsion.

C'est ce même mouvement qui attire Jean-Pierre Richard vers Rimbaud le fils de Pierre Michon. Si Rimbaud ne veut pas, selon la formule de Pierre Michon, «devenir le fils de son propre langage», c'est bien qu'il n'entend pas s'immobiliser dans la constitution d'une particularité individuelle, qu'il se refuse à devenir par la littérature, mais cherche à devenir contre le sens de l'acte littéraire, contre sa dynamique. En revanche, la poésie de Rimbaud, vue par Michon interprété par Richard, parvient à faire coexister les contradictions les plus violentes dans la danse, conflit et rythme à la fois: «Continuité tout à la fois dynamique et circulaire. Et cette figure, légèrement modifiée, spiralée, sert à décrire le procès même du sens dans les Illuminations: ce petit tourbillon dans lequel toute la langue fuit avec le sens qui s'en va.» Fuite qui, encore une fois, est une manière de faire advenir le réel.

Le travail de la critique ainsi pratiquée par Jean-Pierre Richard consiste donc moins à analyser des formes ou des matières privilégiées qu'à montrer la tension, l'étirement extrême entre la continuité informe et la forme détachée. Il y aurait un malentendu à limiter une telle critique à la définition d'idiosyncrasies, à cette idiotie littéraire dont pourtant Jean-Pierre Richard se réclame. Bien sûr il s'agit, d'un même mouvement, de définir des singularités d'univers, et aussi des objets singuliers («Où commence la singularité de la mer [et de La Mer ]?», lit-on au tout début de l'étude consacrée à Michelet dans les Essais de critique buissonnière). Mais ces singularités, l'acte critique, à force d'en raffiner et d'en épurer la forme, montre comment elles rejoignent, dans leur séparation même, une continuité, comment l'œuvre dans sa différence montre le mouvement en lequel elle s'est différenciée, montre donc non pas un sens, mais le sens même. L'acte critique tel que le conçoit Jean-Pierre Richard est du même ordre: tout en continuant le texte, il le place sur des rails, il l'étire en quelque sorte hors de lui-même, et si dans le texte littéraire le langage manifeste explicitement une torsion au sens que Merleau-Ponty donne à ce terme, Jean-Pierre Richard donne à cette torsion un tour de plus: ce n'est pas, mots sur des mots, nous éloigner des choses, mais associer plus étroitement encore les unes et les autres.

Il y a ainsi une rêverie critique du filage chez Jean-Pierre Richard, sous différentes formes (glissement, étirement, fuite…): on trouve chez lui des «lignes de rêverie», on y apprend que «rêver, c'est glisser, sans arrêt aucun, sans trêve, d'une forme, d'un domaine, d'un règne à l'autre». Étirement et filage préservent la continuité de la chose, la maintiennent dans une forme déterminée, et en même temps, dynamiquement, la projettent au-delà d'elle-même. Dans la belle analyse consacrée au personnage d'Antonio dans Le Chant du monde, «l'étirement euphorique des actes et des mots» qu'accomplit le protagoniste permet de réunir dans une même notion la ductilité des matières et des corps, la faculté qu'ont les mots de lier et d'associer, réunion rendue possible par un autre étirement:

L'étirement d'Antonio, propagé et comme lui-même étiré, métaphoriquement, hors de son lieu originel d'apparition en vient donc à qualifier tout son paysage externe, et toute la magie de sa parole, cette «bouche d'or» qui s'ouvre chez les vrais raconteurs d'histoires, chez celle donc aussi qui va nous conter Le Chant du monde.

On n'en finirait pas de citer les passages où le critique rêve de ce mouvement, de cette souplesse ontologique autorisant l'étirement et la torsion en lesquels mots et choses se rejoindraient, se confondraient. Le récit que fait Pierre Michon dans Vies minuscules de la mort d'un prêtre dont la vie, au dernier instant, semble trouver un sens, suscite ce commentaire:

comme si le père tirait, halait maternellement sa créature en un espace où il serait en même temps, et de part en part, matière et langage: «hiéroglyphe accompli, forme consommée». Consommée: c'est-à-dire jouie, achevée, épuisée. Cette consomption par un rien (?) glorieux: voilà bien l'un des possibles achèvements du minuscule.

Le sens (la forme) est envisagé dans une telle rêverie critique comme épuisement de la matière: s'il coïncide avec le rien, c'est plus par gourmandise que par austérité métaphysique.

Le langage littéraire s'efforcerait ainsi d'être homologue au monde comme chair, ou plus exactement la littérature, telle que Jean-Pierre Richard l'aborde, serait cette activité humaine dans laquelle le sujet et le monde s'éprouvent le plus lucidement l'un l'autre comme chair. On sent bien, tout particulièrement dans l'étude sur Ponge, cette réversibilité: la parole ne se contente pas de se détacher du monde, après avoir été engendrée par lui, elle le suscite, elle est le lieu même de l'expérience:

Ce sont les mots qui, par rapport aux choses, à la glu des choses, se chargent de signifier ou sursignifier cette opération, en même temps qu'ils sont produits et désignés par elle. De l'objet au langage, n'y a-t-il pas eu à la fois ici engendrement et coupure, solidarité et séparation, «quittance», comme l'écrira Ponge de la figue? […] faut-il comprendre alors que c'est la contraction du mot grumeaux, de grumeaux comme image du mot, qui permet de congédier la viscosité première?

L'écriture dessine un entrelacs (au sens de Merleau-Ponty): écriture-corps, elle ne s'éloigne à l'horizon que pour mieux dessiner la place en creux où pourra s'installer, ni un je ni un monde, mais bien un être-là, une présence au monde. Si l'étirement est le mouvement caractéristique d'une chair qui, se déliant, devient forme (et par conséquent d'un être allant chercher le monde), il est un autre objet privilégié dans la rêverie critique de Jean-Pierre Richard, peut-être parce qu'il représente le même mouvement fondamental, mais considéré de manière inverse: le temps qu'il fait.

L'atmosphère, les précipitations, bref le climat, changeant, impalpable, indéfinissable, n'a guère de forme déterminée. Il représente, pour ainsi dire, le monde dans ce qu'il a de plus subtil et de plus volatil, son parfum, ou sa saveur. Le temps qu'il fait est d'autant plus du côté de l'informe qu'il se situe en deçà des déterminations les plus fondamentales: il n'appartient ni à l'espace, ni au temps. «C'est, pour l'imagination […] un être flottant, invisible, infixable.» Or, on dirait que, dans la saveur climatique, le monde s'étend vers le sujet, le pénètre jusqu'à lui donner forme. L'évanescent, le dispersé, l'indéterminé du temps qu'il fait constitue une singularité, développe une «puissance unifiante». Ainsi réalise-t-il bel et bien la synthèse d'un état du monde et d'un état d'âme. C'est pourquoi Jean-Pierre Richard, dans l'étude qu'il consacre au temps météorologique chez Proust, donne la place essentielle à ce passage de Du côté de chez Swann où le souvenir d'impressions climatiques est décrit en termes de «réseau» unifiant, conférant son identité pour Swann à cette entité singulière, l'amour qu'il éprouve pour Odette: