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La littérature, ce sont des mots qui ne se satisfont pas de n'être que des mots. Ou, plus exactement, un usage des mots tel qu'il manifeste l'insatisfaction du langage. La littérature ne vit que lorsqu'elle se nie, lorsqu'elle sort d'elle-même. Tous les grands écrivains ont écrit non pas pour, ou en vue de, mais contre la littérature. Contre l'idée même de littérature. Alors ils commencent à en faire.

Comme on ne dépasse pas la métaphysique hors d'elle, mais à partir d'elle, le dépassement de la littérature se fait par la littérature. George Steiner s'est élevé naguère contre le débordement de la littérature secondaire, critique de la critique de la critique, qui donne parfois quelque allure byzantine à notre époque. On a le sentiment parfois de s'éloigner indéfiniment de l'essentiel. Mais il existe une forme de commentaire des œuvres qui les assiste dans leur effort vers l'essentiel et l'immédiat, qui n'est pas éloignement mais au contraire retour. La critique de Philippe Sollers critique ouvre ce volume. Le commentaire des œuvres de Jean-Pierre Richard le referme, dans le but de montrer comment une critique peut aussi être un approfondissement de l'expérience littéraire, et non pas un discours de plus.

Sortir du littéraire dans le littéraire implique de conjurer les automatismes et les modes d'inconscience de la représentation. La représentation doit se tourner vers elle-même, non par narcissisme, non par cette clôture de l'œuvre qui est l'aboutissement stérile de la modernité, mais pour s'excéder. La lutte contre les illusions et l'oubli endémiques dans la représentation trouve un anticorps souvent efficace: l'humour. Il correspond à une forme particulière de conscience de soi. Grâce à lui, la représentation s'interroge, prend ses distances avec elle-même sans narcissisme.

L'œuvre d'Eric Chevillard est à cet égard exemplaire: c'est au prix de la récupération du poncif qu'elle vise à retrouver l'expérience nue, l'étonnement; le réel à l'état neuf au bout de l'épuisement. Il y a chez Chevillard une entreprise de destruction universelle. Tout y est placé à l'envers, pris à rebrousse-poil, massacré, nié, moqué, disséqué. Mais Chevillard a trouvé le moyen de créer avec de la négativité. Ses livres se rapprochent d'une synthèse parfaite de la conscience critique et de la puissance créatrice. La démolition rend possible l'apparition d'objets nouveaux, qui présentent cette curieuse particularité ontologique: ils sont d'autant plus intensément réels (pas littéraires: réels) qu'ils sont étranges, jamais vus.

L'œuvre de Chevillard ne se réfère au monde, tel qu'il fonctionne ordinairement, que pour en nier les lois. Subsiste un discours, une logique qui fonctionne pour elle-même, sans garantie, sans authenticité. Mais, c'est l'une des caractéristiques de son style, cette logique se fait très allusive, estompe ses enchaînements jusqu'à une quasi-disparition, le sous-entendu s'approche de l'absence, jusqu'au bord de l'incompréhensible. On dirait que la concaténation logique n'est tendue au maximum que pour mieux permettre cette projection brutale hors de tout enchaînement. Que le discours n'a été si vétilleux, si raisonneur que pour mieux s'anéantir dans la pure apparition. La forme profonde qui donne cette si extrême tension au style, chez Chevillard, ce serait peut-être ceci: que le même s'épuise jusqu'à devenir autre. Ce qui apparaît alors, en négatif, n'est pas matière ni pensée, chose ou autre, apparition ou disparition, mais présence. La logique devient l'élan permettant de sauter dans une autre dimension. Cette autre dimension, ce serait le réel, la nécessité à la fois logique (formelle) et ontologique (l'évidence de la présence).

Le dernier livre d'Eric Chevillard, Les Absences du capitaine Cook, porte cette tension à son intensité maximale, jusqu'à la rupture. Aucune œuvre narrative contemporaine, peut-être, ne donne ce sentiment d'une évidence de rêve miraculeusement produite par un méticuleux travail formel, de la pure émotion surgissant de l'œuf du sarcasme. Presque à chaque page on se trouve jeté hors de soi, un peu comme à la représentation d'une pièce de Novarina on croit sortir de son propre corps à force d'incarnation. On a l'impression de découvrir l'intime figure du monde tel qu'il nous demeure ordinairement caché: d'autant plus réel qu'il n'est pas possible.

La littérature, telle qu'elle devrait être si l'on en attend qu'elle joue quelque rôle dans notre vie, cherche sa nécessité. Sa garantie est devant elle. Elle n'existe pas avant que l'œuvre soit écrite. Autrement dit, les œuvres véritables déterminent leurs lois, leur langage, et, ce faisant, leur réalisme. Il consiste non pas à reproduire le réel, mais à le faire advenir. Le changer en y ajoutant de la conscience. Le faire remonter du fond de l'oubli. C'est nous-mêmes qu'elle cherche, nous-mêmes tels que nous nous sommes oubliés. Un grand livre crée son auteur et son lecteur.

Cela implique parfois de s'enfoncer dans l'obscurité. Des écrivains comme Pierre Michon ou Claude Louis-Combet s'attachent à l'obscur. Ce qui ne se dit jamais tout à fait mais autour de quoi tournent obstinément les mots, dont on respire le souffle à des échappées de phrases, à des tensions de figures. L'archaïque et l'originaire: «le miasme universel à tête de mouton mort», écrit Michon. Obscurité familière en même temps, présente dans les jeux et la nourriture, obscurité de la cave, obscurité au cœur des mythes chez Louis-Combet, obscurité des cavernes de la Dordogne dans La Grande Beune , obscurité obstinée de la forêt chez Michon, de telle scène primitive aux couleurs pourtant éclatantes dans Le Roi du bois. Dans ces confins, tout se retourne: l'extrême intimité devient le dehors, la personne se découvre impersonnelle. Malheureusement, la denrée obscure se raréfie, et par ce défaut nous respirons chaque jour un peu plus mal. Notre part de bois, et de cave, ce sont ces livres qui nous la donnent, ils peuvent nous aider à vivre.

Ce que l'on fait en écrivant prolonge aussi la trituration enfantine des choses, cette jouissance de les voir se construire, se briser, passer l'une dans l'autre. Il y a eu dans notre histoire cette primitive découverte: l'être n'est pas plus stable que les monstres en pâte à modeler. La littérature poursuit dans le monde fixe des adultes le cours des métamorphoses, des transformations et des bricolages. Le sens de la ductilité universelle, l'usage des mots comme fioles et cornues à travailler la pâte du monde, pour élaborer de minuscules merveilles qui se dissipent à l'instant, c'est tout cela qui séduit dans les récits poétiques d'Eric Chevillard. On y entre comme dans le laboratoire d'un savant de dessin animé, plein de formes et de couleurs étranges, sans prévoir ce qui sortira de ces circonvolutions. On ne s'émerveille pas sans se transformer soi-même. La merveille surgie de l'obscurité déploie en un clin d'oeil d'autres manières d'être, de voir, de faire, et tout cela tient parfois en quatre mots, que la voix un peu exigeante, un peu tenue prolonge, soutient, fait résonner dans tout l'espace d'un récit, et qu'elle accorde à d'autres merveilles.

PRÉLUDE

L'organe officiel du Combattant Majeur: Le Monde des livres et Philippe Sollers

Certains organes littéraires ont une responsabilité dans la médiocrité de la production littéraire contemporaine. On pourrait attendre des critiques et des journalistes qu'ils tentent, sinon de dénoncer la fabrication d'ersatz d'écrivains, du moins de défendre de vrais auteurs. Non que cela n'arrive pas. Mais la critique de bonne foi est noyée dans le flot de la critique de complaisance. On connaît cette spécialité française, qui continue à étonner la probité anglo-saxonne: ceux qui parlent des livres sont aussi ceux qui les écrivent et qui les publient.

On aurait envie de mettre à part de ce système Le Monde des livres. Ce supplément littéraire a pu faire figure de référence. Pour les métiers liés à la culture, professeurs, artistes, écrivains, il constitue l'outil d'information privilégié. On se le procure rituellement, même si c'est pour déplorer son contenu. La déception est à la mesure de l'estime qu'on aimerait continuer à lui porter. Car peu à peu, quels que soient le talent ou la rigueur de certains de ses collaborateurs, Le Monde des livres ne fait plus autorité en matière littéraire. Sa crédibilité s'effrite. Son domaine est toujours plus étriqué. Il apparaît de plus en plus clairement, aux yeux de son public, qu'il se ravale au rang d'instrument du clan Sollers-Savigneau.