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Dont auquel et subséquemment que si Madeleine Chapsal tue les psychanalystes sous elle, Viviane Forrester épuise les adjectifs et vide les pronoms relatifs. Encore un petit coup de ferveur et de palpitation, pour la route? Mais oui, allez, ça ne fait pas de tort.

Comme l'ébriété stylistique est la même à propos du Combattant Majeur, il convient de se méfier et d'aller voir de plus près, à Sollers même, d'autant plus qu'Éloge de l'infini rassemble des articles publiés sur à peu près tous les sujets par un homme qui occupe depuis quarante ans une position stratégique dans le monde intellectuel.

Précisons d'emblée qu'il ne s'agit pas d'un recueil d'articles. L'auteur refuse cette expression, certes beaucoup moins glorieuse que le titre: «il ne s'agit pas ici d'un recueil mais d'un véritable inédit, chaque texte ayant toujours été prévu pour jouer avec d'autres dans un ensemble ouvert ultérieur. Dans un tel projet, encyclopédique et stratégique, les circonstances doivent se plier aux principes.» C'est impressionnant. Si l'on traduit, cela veut dire que Philippe Sollers aurait pu écrire un grand ouvrage «encyclopédique», qu'il ne l'a pas écrit, mais qu'une certaine cohérence se retrouve dans l'ensemble des articles recueillis. Bref, il s'agit d'un recueil d'articles.

Autre remarque liminaire, bassement matérielle celle-là. Cet énorme ouvrage de 1 100 pages est vendu 195 F par les éditions Gallimard, c'est-à-dire à peine 50 % plus cher qu'un livre cinq ou six fois plus petit, dans la même collection «blanche». Il y a là un louable mépris de la «marchandise», comme dit le Combattant Majeur, et un véritable désintéressement de la part d'une maison que l'on se figurait de plus en plus consacrée à la marchandise pure, justement, n s'agit de rendre accessible à tous, ou presque tous, la pensée de Sollers. Lorsqu'il s'agit de lui, la maison consent à vendre à perte. La chose n'est pas seulement impressionnante par sa taille, mais par son contenu. Fatalement, tous les Conducators perdent le sens du réel. Ils confondent le monde avec eux-mêmes et la pensée humaine avec les idées qui les traversent. Tous les Combattants Majeurs finissent en Danubes de la Pensée et en Génies des Carpathes. Galilée, Darwin, Michel-Ange et Dante deviennent leurs précurseurs. L'étendue de leur inspiration leur permet de trancher audacieusement des questions d'hygiène, d'architecture, d'astrophysique et de beaux-arts. Les habituelles Forrester remplissent ensuite leurs devoirs d'extase dans les Pravda de service.

Telle est l'impression générale qui se dégage d’Éloge de l'infini: Philippe Sollers a toujours tout compris avant tout le monde, chacun vit dans l'erreur, la pauvreté mentale, le ressentiment, la misère sexuelle; depuis des lustres, Sollers ne cesse de prêcher dans le désert de l'incompréhension générale, en butte aux lazzis, au rejet, à la censure. C'est le fond du livre, l'antienne ressassée, la marotte agitée solitairement ou sous le nez de quelque interviewer t béant d'admiration. Par «désert», il faut entendre Le Monde, Le Monde des livres, plus un nombre impressionnant de revues, journaux, émissions de télévision. Les Génies des Carpathes ont toujours, en plus de leur génie, le sens de l'humour vache. Ils aiment à humilier un peu leurs laquais. À qualifier sa Pravda de désert intellectuel, le Combattant Majeur entend montrer qu'il est libre.

Génie universel, le Combattant Majeur traite donc de littérature, de philosophie, d'histoire, de politique, de théologie, de photographie, de télévision, de pornographie, de faits divers, de biologie, de gynécologie, dispense des conseils matrimoniaux («surtout soyez bien mariés. Ce point est capital») et libère les femmes. Bref, la modernité a trouvé en lui son Léonard de Vinci. Lorsque Philippe Sollers, dans «Le corps amoureux», commente Heidegger et parle du «repos singulier» de l'œuvre d'art, «condensation de mouvement», il dégage, sans aucun doute, une idée juste. En tout cas, une idée profondément stimulante. Une idée de Heidegger. Pourquoi la dégage-t-il? Pour ceci: «ce repos singulier est ce qu'un artiste (pas un décorateur ou un animateur culturel) trouve d'instinct, sans avoir à le rechercher, comme surgi de son fond même. Paradis, par exemple, est un livre d'une grande rapidité qui dort à poings fermés et en plein éveil, comble de mouvement inclus dans un repos étrange.» Philippe Sollers est le meilleur exemple de ce qu'est un vrai artiste. Philippe Sollers est un prophète: «si vous voulez en savoir plus [sur le sexe], en détail, lisez Femmes, Portrait du Joueur, Le Cœur absolu, Les Folies françaises. J'ai un peu d'avance sur les événements, c'est tout. On a cru que j'écrivais des livres "faciles", là où, au contraire, je décrivais une dissolution, une mutation en essayant de donner les clés pour comprendre.» Philippe Sollers est bon pour les hommes: «n'écoutez pas le préjugé biologique […] (Cf. le scénario Don Juan de nouveau dans Les Folies françaises, petit catéchisme à apprendre par cœur.) Bon, j'ai fait et je continuerai à faire ce que je peux pour vous. Un avion m'attend, bonne chance.» Philippe Sollers s'y connaît en vagins et en clitoris: «j'appelle de mes vœux un moment historiquement pensable où on pourrait dire des choses qui n'ont jamais été dites, notamment sur la simulation. Ce qui n'est pas simulable, en revanche, c'est la jouissance clitoridienne. Que ce soit positif pour une femme, ce n'est pas douteux; mais que ce soit aussi extrêmement inquiétant pour la surveillance métaphysique dont les femmes sont l'objet, ce n'est pas douteux non plus.» Philippe Sollers connaît les femmes: «le jour où les femmes aimeront les femmes… ça se saura!» Philippe Sollers a compris ce que tous les autres n'ont pas compris: «aucun penseur d'envergure n'a compris Heidegger au xxe siècle. Il est très en avance. Ni Sartre, ni Merleau-Ponty, ni Husserl, ni Foucault, ni Deleuze, ni Derrida, ni Lacan, ni Althusser, aucun d'entre eux ne l'a compris. On pourrait montrer, pour chacun d'eux, les points qu'ils n'ont pas compris.» «Une saison en enfer est un texte qui, à mon avis, n'a jamais été vraiment lu.» Quant au Nietzsche du même Heidegger, «ni Sartre ni Lacan ni Foucault, ni Deleuze ni Derrida ni Blanchot n'ont pris la peine de méditer à fond ces deux volumes». D'ailleurs, c'est bien simple: «ça se démontrerait facilement au tableau noir.» On regrette de ne pas voir les croquis.

Ces formules grotesques induisent beaucoup de gens à penser que leur auteur est un simple guignol. On prend de moins en moins Sollers au sérieux. Pourtant, cette suffisance naïve est compréhensible. L'habitude de la flagornerie et du pouvoir finit par claquemurer les Danubes de la Pensée au fond de forteresses mentales où ils perdent le contact avec le réel. Ils pensent, néanmoins. Que pensent-ils? Une autre caractéristique remarquable d'Éloge de l'infini est que la pensée y est sans cesse annoncée. Attention, je pense, ne cesse de dire l'auteur. Je m'apprête à penser. Je ne vais pas tarder à penser. Retenez-moi ou je pense. Si je voulais, je n'aurais qu'à penser. Écrire consiste donc à dispenser des signes de pensée, à piquer dans la prose des panneaux indicateurs de ce qui est censé être plein de signification. Philippe Sollers fait un abondant usage d'expressions telles que: «c'est prouvé», «c'est parfaitement vérifiable» (toujours préférables à une fatigante démonstration), «comme par hasard» (qui sert à montrer, négligemment, qu'il y aurait beaucoup à tirer de telle coïncidence, pour peu que l'on s'y attarde, que l'auteur sait bien, lui, de quoi il retourne, mais qu'il n'en dira rien, inutile de s'appesantir):

À mon avis, le fait que [Heidegger] mette l'accent sur Hölderlin ne vient pas du tout par hasard. Je comprends une telle insistance, puisqu'il s'agit de l'allemand et d'un moment absolument déterminant de la langue elle-même, comme par hasard lié à la question du mythe de la folie, qui surgit en 1806. Ce n'est pas non plus un hasard.

Plus fort que Sherlock Holmes, le Combattant Majeur décèle partout des indices. Du sens se cache par ici. On le suit tout pantelant: quand va-t-il enfin lui mettre la main dessus, au sens? Par moments, les indices sont vraiment obscurs, lui seul parvient à les déchiffrer, il s'exprime par énigmes: «c'est très important […] les femmes, les dates! Les femmes sont des dates. Et toute date est peut-être d'une substance féminine à déchiffrer.» Mais le hasard, toujours lui, fait bien les choses:

À la limite, cette maladie qui consiste à attendre toujours que des livres paraissent est porté [sic] à tel point sur le plan de la marchandise spectaculaire qu'on peut se demander quels désirs s'expriment là. J'ai pas mal travaillé ces temps-ci, sur Hölderlin et Rimbaud. Rouvrir ces dossiers, en termes historiques, l'un qui se déroule, comme par hasard, au moment de la Révolution française, l'autre comme par hasard au moment de la Commune de Paris (ce qui ne veut pas dire qu'il faut réduire Hölderlin à la Révolution française, ni Rimbaud à la Commune de Paris) on se rend compte à quel point les choses ont été recouvertes par des interprétations qui ne tiennent pas debout.