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Quelques heures plus tard, Juve et Fandor s’étaient rendus rue des Mathurins. Mais lorsqu’ils parvinrent à l’appartement de M me Gauthier, encore une fois, il était trop tard.

Que s’était-il passé ? Oh, la chose était simple. On la racontait dans le quartier avec des commentaires peu flatteurs pour la locataire du 149. M me Gauthier était partie avec l’argent de l’Œuvre des Loyers.

La présidente, M me Marquet-Monnier, s’en était aperçue à cinq heures du soir. En vain était-elle allée porter plainte au commissariat de police, la trésorière avait disparu.

— Que veux-tu, s’était écrié Juve, nous ne sommes pas plus avancés désormais que nous ne l’étions hier. Retourne surveiller les apaches. Moi je suis obligé de parer au plus pressé, il faut d’ailleurs que je retourne immédiatement à la villa Saïd où il va se passer quelque chose d’important.

Juve, en effet, savait qu’à dix heures du soir le frère de l’infortuné Sébastien, M. Nathaniel Marquet-Monnier, allait venir voir le jeune homme auprès duquel il avait rempli jusqu’à ces dernières années le rôle d’un père.

M. Nathaniel Marquet-Monnier, certes, depuis la liaison de Sébastien, était en termes plutôt froids avec son frère cadet. Mais le drame qui était survenu, le malheur qui s’appesantissait sur le jeune homme avaient décidé l’aîné à se précipiter chez lui, à oublier tous les froissements de ces derniers mois.

L’entrevue des deux frères n’avait duré que quelques minutes. Le docteur interdisait à Sébastien toute conversation. Il redoutait pour lui la moindre émotion. Et Nathaniel, sur les conseils même de Juve, s’était abstenu de paraître pendant deux jours. Or, ce soir-là, il était revenu à la Villa Saïd. Le banquier, ému, demeura longtemps devant l’hôtel, attendant qu’on vînt lui ouvrir. Enfin la porte s’entrebâilla, une femme apparu : Rita d’Anrémont. Elle considéra le visiteur d’un air glacial :

— Que voulez-vous, monsieur ?

Mais Nathaniel était un homme qui savait dominer ses sentiments.

Que dirait-on dans le monde si, le lendemain, les journaux racontaient que le grand banquier de la rue Laffitte s’était livré à un pugilat ridicule et grotesque avec une demi-mondaine et qu’il s’était introduit par effraction dans un domicile qui n’était pas le sien ?

— Je suis, déclara Marquet-Monnier, le frère de Sébastien, il est malade, je veux le voir.

— Monsieur, répliqua hautainement la demi-mondaine, vous êtes ici chez M me Rita d’Anrémont.

— C’est possible, répliqua Nathaniel, je vous demande, en ce cas, madame, de vouloir bien m’autoriser à pénétrer chez vous pour arriver jusqu’à mon frère.

— Sébastien n’est pas en état de recevoir, monsieur, je regrette beaucoup, mais il m’est impossible de vous laisser entrer.

— Madame…

— Monsieur.

Désormais, c’étaient deux adversaires qui se mesuraient du regard, et leurs voix vibrantes résonnaient dans le silence de la villa.

Quelques têtes curieuses de voisins, de domestiques, se montrèrent aux fenêtres, attirés par le bruit. Nathaniel Marquet-Monnier n’osa plus insister. Il tourna brusquement les talons, cependant que Rita d’Anrémont refermait doucement la porte derrière lui. Elle venait de remporter la victoire, Nathaniel battait en retraite. À l’entrée du jardin, il rencontra Juve :

— Eh bien ? interrogea le policier.

D’une voix que la colère faisait trembler, le banquier répondit :

— Elle me refuse l’accès de la maison, je n’ai même pas pu voir un instant mon pauvre frère. Monsieur, ne pourriez-vous pas user de votre autorité, lui imposer l’obligation ?

— N’insistez pas, fit-il, la décision de Rita d’Anrémont à votre égard a certainement été mûrement réfléchie. Si elle agit de la sorte, c’est qu’elle a ses raisons. Je ne pourrai pas la convaincre. D’une part, elle est chez elle, je n’ai pas d’ordres à lui donner. Elle est libre de recevoir qui elle veut.

— Chez elle ? c’est-à-dire, chez mon frère… Car si cette demoiselle est propriétaire de l’hôtel qu’elle habite, c’est avec l’argent de Sébastien qu’elle l’a payé.

— Nous n’y pouvons rien, monsieur, votre frère est majeur, libre de disposer de sa fortune et la violence ne servirait à rien. Il faut vous incliner pour le moment. Soyez assuré que le jour où je pourrai agir d’une autre façon, je ne m’en ferai pas faute.

— Merci, monsieur, déclara sèchement le banquier, qui, résigné, s’éloigna, saluant à peine l’inspecteur de la Sûreté.

À la vérité, Juve, s’il avait bien voulu, aurait certainement pu user de son autorité pour obtenir de Rita d’Anrémont ce que voulait M. Marquet-Monnier, mais, outre que ce grand banquier rigide et prétentieux n’inspirait à Juve qu’une médiocre sympathie, le policier jugeait inutile pour le moment du moins, une entrevue des deux frères, qui n’aurait eu pour conséquences, que de déterminer un échange d’aigres propos. En outre, Juve avait ses raisons pour ne point se mettre actuellement en opposition franche avec Rita d’Anrémont. Même, il s’efforçait de gagner sa sympathie, sa confiance, car Juve estimait qu’il y avait différentes choses pas très nettes dans l’attitude de la demi-mondaine et qu’il importait d’éclaircir.

Il avait raison, puisque, lorsque, après avoir quitté M. Marquet-Monnier, il entra dans l’hôtel de la villa Saïd, Rita d’Anrémont le remercia chaleureusement de n’avoir pas fait auprès d’elle la démarche que depuis quelques instants, elle appréhendait. Elle avait suivi en effet, dissimulée derrière une fenêtre, le colloque du banquier et de l’inspecteur de la Sûreté.

***

Juve avait passé une mauvaise nuit. Il s’était levé de bonne heure et il était retourné à la villa Saïd. Son enquête terminée, il était revenu chez lui, anxieux d’avoir des nouvelles de Fandor. Le policier commençait à s’assoupir lorsque la sonnerie du téléphone l’arracha au repos. Juve bondit à l’appareil :

— C’est vous, Michel ? Bien. Allo. Vous dites ? Elle va sortir dans une demi-heure environ ? Bon. J’y serai. Si par hasard j’arrivais en retard, prenez la filature et arrangez-vous pour que je vous retrouve.

Vingt minutes après cette communication téléphonique, Juve se trouvait à l’entrée de la Villa Saïd. Ce n’était plus le policier tel que les familiers de la villa avaient l’habitude de le voir, mais bien un gentlemen des plus élégants : la moustache cirée, conquérante, cheveux grisonnants, frisés, semblait-il, au petit fer. Il portait monocle, fumait un gros cigare, avait une canne à pommeau d’or à la main, et sa taille encore élégante était sanglée dans une jaquette de chez le bon faiseur. Juve, homme du monde, clubman accompli, s’arrêta un instant sur le trottoir, fouilla dans sa poche, comme pour faire l’aumône à un gueux qui lui tendait la main, mais celui-ci, tout en faisant le geste d’empocher, murmurait :

— Rien encore, chef, la demoiselle est en retard. Ça n’a rien d’étonnant… Vous savez quand les femmes sont à leur toilette, elles n’en n’ont jamais fini.

— Je connais ça, merci, Michel. Vous pouvez vous en aller.

Flegmatiquement, l’inspecteur de la Sûreté alluma son cigare et descendit lentement l’avenue du Bois-de-Boulogne. De temps à autre, il se retournait d’un geste rapide pour s’assurer que la demi-mondaine n’allait pas sortir sans qu’il l’aperçût. Vingt minutes encore s’écoulèrent jusqu’au moment où le policier s’arrêta net et se dissimula derrière un bec de gaz. Rita d’Anrémont, modestement vêtue, sortit de la villa et se dirigea à pied vers l’Étoile.

Juve examina les alentours, les fiacres étaient rares.

— Pourvu, se dit-il, que je trouve une voiture immédiatement après qu’elle en aura pris une.

Car le policier était convaincu que la demi-mondaine ne continuerait pas longtemps à arpenter le trottoir, il se trompait. Le temps invitait à la promenade et le policier, pendant plus d’un quart d’heure, suivit à faible distance Rita d’Anrémont.

— Prendrait-elle, se demandait-il, un tramway, un métro, un autobus ?

Juve attendait sans impatience, convaincu que désormais, il saurait dans ses plus infimes détails tout ce qu’allait faire la maîtresse de l’infortuné Sébastien.