Rita d’Anrémont ne se dépêchait pas. Juve la suivait de plus près. Il avait passé deux ou trois fois devant elle, leurs regards s’étaient croisés et le policier s’était parfaitement rendu compte que la demi-mondaine ne le reconnaissait pas, ne soupçonnait d’aucune façon sa véritable identité.
Aucune inquiétude à avoir. Depuis de longues années, Juve était passé maître dans l’art de se camoufler, et peut-être ne comptait-il au monde, dans cet ordre d’idées, qu’un égal, l’Insaisissable en personne.
Les promeneurs cependant se retournaient sur le passage de la belle Rita, d’aucuns hésitant à rebrousser chemin pour emboîter le pas à la gracieuse promeneuse. Mais alors, ces amateurs de jolies filles ne tardaient pas à remarquer que quelqu’un suivait la majestueuse personne, avec acharnement et persistance. Et ils renonçaient à leur projet. Et Juve, en lui-même, lorsqu’il voyait que sa présence déconcertait les suiveurs éventuels, s’amusait infiniment à l’idée qu’il passait dans leur esprit pour un quelconque roquentin en quête d’aventure.
— Me voilà passé vieux marcheur, se disait-il. Il ne manquerait plus que je lui demande un rendez-vous et qu’elle l’accepte.
Juve constatait d’ailleurs que la tenue de la demi-mondaine était éminemment correcte. Rita d’Anrémont, peut-être parce qu’elle était très préoccupée, ne prêtait aucune attention aux sentiments suscités derrière elle. Et Juve se demandait comment allait finir cette promenade, lorsque soudain, Rita tourna à gauche dans la sombre et populeuse rue de la Boétie. L’étroit boyau était encore plus encombré qu’à son ordinaire. Un chantier occupait les deux tiers de la chaussée, cependant qu’à l’entour les trottoirs étaient couverts de cette boue grasse et blanche qui fait le désespoir des promeneurs, soucieux de la propreté de leurs bottines.
Rita d’Anrémont, elle, sans souci de la boue dans laquelle elle pataugeait, avait, d’un geste machinal, retroussé sa jupe, puis, comme si elle était curieuse ou fatiguée, s’approchait de la palissade séparant le trottoir du chantier pour regarder en curieuse, semblait-il, les travaux qu’effectuaient les ouvriers dans le sol remué de la rue. Mais soudain, la jeune femme poussa un petit cri : sa main venait de laisser échapper le réticule qu’elle portait, l’élégant petit sac était tombé dans le chantier.
— La maladroite, pensa Juve.
Mais l’émotion de Rita d’Anrémont fut de courte durée. Un terrassier qui travaillait à proximité avait vu le malheur et s’était empressé de le réparer. L’homme était venu avec des gestes gauches, des mouvements lourds, cependant que du bout de ses doigts sales et saturés de terre il tenait par la cordelière le réticule échappé de la main de la demi-mondaine.
Celle-ci remercia chaleureusement l’ouvrier, et les deux interlocuteurs placés de part et d’autre de la palissade restèrent un instant à causer. Puis se séparant, l’homme, un robuste gaillard à la figure bestiale entourée d’une épaisse barbe noire, retournait à son travail, tandis que Rita d’Anrémont poursuivit son chemin. Elle avait dissimulé son sac souillé de boue dans l’ampleur de son grand manchon de fourrure. Juve persistait à lui marcher sur les talons. L’un suivant l’autre, tous deux atteignirent le faubourg Saint-Honoré, mais alors Rita d’Anrémont fit signe à un taxi-auto, montait dans le véhicule, disait au mécanicien :
— Villa Saïd, avenue du Bois-de-Boulogne.
— Tiens, pensa Juve, elle se doute de quelque chose. Elle s’imagine peut-être qu’on la suit, soit suivons-la. Je parie qu’elle va changer d’adresse.
Les maraudeurs par bonheur sont nombreux dans le faubourg, et Juve trouva aisément une autre automobile à laquelle il donna pour consigne de suivre le taxi de Rita d’Anrémont. Quelques minutes plus tard, en dépit des pronostics de Juve, le taxi-auto de Rita d’Anrémont revenait avenue du Bois-de-Boulogne, la demi-mondaine rentrait chez elle. Juve s’était trompé. Mais tandis qu’il prescrivait à son mécanicien de ne pas s’arrêter, de continuer jusqu’à l’extrémité de l’avenue et de le ramener ensuite à la préfecture de police, Juve monologuait :
— Je suis un imbécile de ne pas avoir compris tout de suite. Parbleu, c’est évident, j’ai trouvé le complice, il était dans le chantier, tout au moins si ce n’est pas lui, ce terrassier est un intermédiaire par le moyen duquel elle correspond avec quelqu’un que nous ne connaissons pas encore, mais que nous connaîtrons bientôt.
Parbleu, continuait à monologuer le policier, où donc avais-je la tête, lorsque j’ai été témoin de la scène du réticule tombant comme par hasard dans les travaux ? Une femme comme Rita d’Anrémont ne commet pas de ces maladresses sans les vouloir. Et d’autre part, elle n’a donné aucun pourboire à ce brave ouvrier. Enfin, cet accident survenu, elle est rentrée tout de suite chez elle, ce qui prouverait que si elle n’avait pas eu un rendez-vous, ce rendez-vous précis, catégorique, de la rue de La Boétie, sa sortie aurait été inutile. Allons, c’est du nouveau. Il me reste à connaître exactement l’identité de cette femme, puis à découvrir celle du mystérieux terrassier.
Bientôt, le policier installé dans les bureaux de la préfecture, feuilletait de gros registres et faisait défiler ensuite sous son doigt exercé une multitude de fiches.
— D’Anrémont, répéta-t-il, en s’interrompant de temps en temps pour jeter un coup d’œil sur l’employé qui avait mis toutes ces pièces à sa disposition, vous ne connaissez donc pas cela ? Je croyais que vous vous occupiez du service des mœurs.
— En effet, monsieur l’inspecteur, répondit le jeune homme, et vous avez là sous les yeux tous les documents relatifs aux femmes légères de Paris. Mais d’Anrémont, connais pas.
Soudain Juve, eut un sursaut :
— Et ceci ? Qu’est-ce que c’est ?
Juve tendait à l’employé une photographie vieille, défraîchie, jaunie par le soleil et le temps. Elle représentait une toute jeune femme aux cheveux tirés, au corsage démodé, à la mise d’ouvrière modeste.
« P. 1898. Dossier H. Z. – Collection n° 4 » dit l’employé.
— Bien, fit Juve, voulez-vous me rechercher la fiche signalétique de cette personne ?
Au bout d’un quart d’heure, l’employé revint dans le bureau où Juve attendait, non sans une certaine impatience. Il apportait un carton rectangulaire sur lequel était reproduit le portrait que Juve avait choisi dans la collection de documents.
Au bout du carton, d’une belle écriture de ronde, était tracée cette inscription :
« Julie Person, fille majeure, née en 1874, deux condamnations pour outrages aux agents ».
— Cela vous suffira-t-il, monsieur l’Inspecteur ?
— Oui, fit Juve, tout va bien.
Mais aussitôt le policier reprit le document qu’il venait de rendre à l’employé :
— Pardon, fit-il, rendez-moi ça ; j’ai oublié de noter le lieu de naissance : Saint-Symphorien (canton de Limoges) ».
— De mieux en mieux, dit Juve.
Il prit son chapeau, salua l’employé d’un petit air protecteur, se dirigea en hâte vers la sortie.
— Monsieur Juve ?
— Quoi ? mon ami.
— Si cela peut vous rendre service, voulez-vous que je continue les recherches ?
— Quelles recherches, mon ami ?
— Eh bien, monsieur, celles que vous faisiez sur la demoiselle Rita d’Anrémont. Je suis à votre disposition.
Juve ne répondit pas. Il pouffa au nez du fonctionnaire. Puis en s’en allant, lui jeta :
— Mon cher, vous pouvez laisser Rita d’Anrémont tranquille et remettre à sa place le dossier de Julie Person, je suis très suffisamment documenté.
Juve, sortant de la Préfecture, héla un taxi-auto :
— Place du Danube.
Le policier avait encore noté autre chose en examinant la fiche de Julie Person. L’adresse que l’on donnait comme étant son domicile, était la suivante : « 24, rue Compans ».
Depuis combien de temps la personne qui intéressait Juve avait-elle quitté cette demeure ? L’habitait-elle encore ? c’est-ce qu’il importait de savoir, et il faut croire que la chose avait de l’importance aux yeux du policier, puisque sans perdre un instant il se rendait à Belleville. Et puis, Juve était d’autant plus désireux d’aller dans ce quartier, qu’il s’en était entretenu la veille avec Fandor et qu’il savait que, précisément, c’était aux environs de la place du Danube, sur les hauteurs, dans les passages qui entourent le point culminant du quartier, que s’étaient installés les membres épars des Ténébreux. Juve, au fur et à mesure qu’il approchait du but de sa course, manifestait sa joie par de bruyantes exclamations. Toutefois, il n’était plus l’élégant clubman qui, quelques heures auparavant, suivait Rita d’Anrémont, huit reflets en tête et monocle à l’œil. Juve, à la Préfecture de Police, s’était entièrement déshabillé. Il avait fait téléphoner à son domestique de lui apporter la valise n° 2, où il avait trouvé des vêtements plus modestes et plus simples aussitôt revêtus. Dès lors, le policier pouvait passer dans le quartier populeux pour un petit commerçant, un ouvrier endimanché ou un employé modeste.