8 – LE FRÈRE ET LE BANQUIER
Dès l’aube, le policier s’était rendu à la gare du Nord, avait pris un billet pour Valmondois où il était descendu, et, par une route pittoresque, longeant l’Oise, le policier avançait. Bientôt, il ralentit son allure, et sans se préoccuper du paysage qu’éclairait un joyeux soleil de printemps, il avançait tête basse, préoccupé, semblait-il. Arrivé au carrefour, à la sortie du village, Juve hésita quelques secondes puis, avisant un paysan qui menait une charrette, l’interpella :
— Connaissez-vous, demanda-t-il, la maison de M. Marquet-Monnier ?
À ce nom, le paysan salua son interlocuteur.
— Le château de M. Marquet-Monnier, au bout de la route, à droite. Tenez, vous voyez les grands arbres, eh bien, ils font partie de la propriété. Le château est derrière.
Juve remercia et s’engagea dans le chemin indiqué.
Pourquoi le policier, au lieu de se rendre à la banque de la rue Laffitte pour y rencontrer le banquier, était-il venu ce matin-là à la propriété privée de ce dernier ? Juve savait cependant qu’on était un jour de semaine et qu’il n’est pas d’usage que les hommes d’affaires soient encore à dix heures du matin chez eux, à la campagne, alors que des occupations importantes les appellent à Paris. Mais le policier s’était renseigné par le téléphone et avait appris, d’une part, que le banquier ne viendrait pas à Paris ce jour-là, de l’autre, qu’on avait de grandes chances de le rencontrer chez lui, à la condition d’arriver de bonne heure. Et Juve n’avait pas hésité à partir pour Valmondois.
Une petite porte, à côté de la grande grille, était entrebâillée. Juve la franchit et s’engagea dans le parc. Il avait à peine fait quelques pas qu’éclataient les aboiements de gros chiens. Mais alors qu’il hésitait à s’avancer, le policier entendit une voix d’homme qui calmait les bêtes, puis, sur le perron du château apparut un domestique.
Juve s’approcha :
— Je voudrais, dit-il, parler à M. Marquet-Monnier.
Dédaigneusement, le valet de chambre considérait Juve des pieds à la tête et son regard s’arrêta sur les chaussures blanches de poussière du policier.
Le serviteur, visiblement, n’avait pas l’habitude de voir les relations de son maître arriver à pied.
— Je ne sais pas si monsieur est là. D’ailleurs, monsieur ne reçoit jamais ici sans rendez-vous. Avez-vous un rendez-vous ?
— Non, fit Juve, mais voici ma carte. Faites-la passer, je vous prie.
— Voulez-vous attendre quelques instants, monsieur ?
Juve, laissé seul, remarqua machinalement une superbe et puissante automobile que le mécanicien achevait de préparer.
— Je suis arrivé à temps, pensa-t-il, dix minutes de plus et j’aurais manqué Marquet-Monnier.
Cependant, le valet de chambre revenait. Obséquieux, à présent, il annonça :
— Monsieur attend monsieur. Si monsieur veut me suivre, je vais le conduire à monsieur.
Juve ne répondit pas, il emboîta le pas.
Les deux hommes traversèrent d’abord un vaste hall orné de plantes vertes, puis le valet de chambre souleva une portière et s’effaça pour laisser pénétrer Juve dans un vaste cabinet de travail où se trouvait un bureau-ministre devant lequel était assis M. Marquet-Monnier. Le banquier examinait rapidement toute une série de documents, de dossiers, que faisait défiler sous ses yeux un jeune secrétaire debout à côté de lui.
M. Marquet-Monnier, dont le monocle demeurait invariablement fixé dans l’arcade sourcilière, se retourna à peine du côté de Juve et, tout en continuant de signer des lettres, il déclara de sa voix sèche et hautaine :
— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? Veuillez vous asseoir. Je vous écoute.
« Oh, oh, pensa Juve, voilà un ton que je n’aime pas beaucoup.
— Monsieur, fit Juve, si vous êtes occupé, je reviendrai ou alors je vous prierai de passer me voir. Je me suis dérangé de Paris pour vous rendre service et vous apporter des nouvelles importantes, et même graves. Si vos affaires ne vous permettent pas de m’entendre, et de m’entendre seul…
Juve s’interrompit, car le banquier venait de se lever et, affectant désormais une attitude plus cordiale, sans toutefois se démunir de son flegme, il s’approcha du policier :
— Je vous prie bien sincèrement de m’excuser, dit-il, si mon attitude vous a surpris. Je suis homme d’affaires, par conséquent très occupé et je n’ai pas l’habitude des formalités. Veuillez m’excuser encore une fois, je vous assure qu’il n’y a pas de mauvaise intention de ma part.
— Aucune importance.
M. Marquet-Monnier congédia d’un geste son secrétaire qu’il rappela aussitôt pour lui dire :
— Veuillez demander à mon mécanicien de se tenir prêt. Dès que j’aurai terminé avec monsieur, je partirai.
Le banquier se tourna vers Juve :
— Un correspondant d’Amérique qui doit m’attendre au Havre cet après-midi. Je suis obligé de m’y rendre par la route, n’ayant pas de train commode. Mais ceci ne vous intéresse pas, monsieur. À quoi dois-je l’honneur de votre visite ?
— Monsieur, commença Juve, c’est au sujet de votre frère.
— Je n’ai plus rien de commun…
— Ne dites pas cela, monsieur. Vous savez que j’ai été le premier à vouloir éviter entre vous et votre frère cadet une rencontre qui aurait pu déterminer une rupture. Non seulement, je ne vous ai pas aidé à pénétrer auprès de lui, mais pour un peu, lorsque vous êtes venu villa Saïd, je me serais employé à l’inverse. La situation, toutefois, a changé. Votre malheureux frère, monsieur, car il est très malheureux…
— Son état de santé peut-être ?
— Son état de santé, monsieur est grave, très grave…
— Mon frère est-il plus grièvement atteint ? Serait-il mort ?
— Non, monsieur, mais les médecins se sont prononcés, hier soir, à son sujet.
— Et alors, monsieur ?
— Votre frère est aveugle désormais, irrémédiablement aveugle.
— Que la volonté de Dieu soit faite, murmura Marquet-Monnier. C’est une bien dure épreuve que nous envoie le ciel.
— Ce n’est pas tout, Monsieur, il y a autre chose. Votre frère est en danger.
— Que voulez-vous dire ?
La sonnerie du téléphone retentit. M. Marquet-Monnier se précipita à l’appareil et, en l’espace d’une seconde, sa physionomie, grave jusqu’alors, s’éclaira, devint aimable. Sa voix changea :
— C’est vous, baron ? Merci. Très bien. Quoi de neuf ? Oh, pas grand chose. Très occupé. Comme toujours. Pars pour le Havre dans un instant. Vingt-quatre heures. Après-demain, à la Banque alors ? Oui, mon cher baron, je vais donner des instructions tout de suite. À bientôt. Oui, ces dames se sont vues l’autre soir à l’Opéra. Au revoir, mon cher.
— Je voulais vous dire, commença Juve, que votre frère court, à mon avis, de graves dangers. J’ai procédé à une enquête minutieuse sur son entourage direct, intime, et…
Juve s’interrompit encore.
Marquet-Monnier qui, sitôt après sa conversation téléphonique, avait repris l’air grave qui convenait, l’air de circonstance, avait néanmoins appuyé sur un timbre et son secrétaire se présentait :
— Je vous demande pardon, monsieur, déclara Marquet-Monnier, un ordre à donner et je vous écoute.
Marquet-Monnier griffonna quelques lignes à l’intention du secrétaire :
— Cet après-midi, vous direz au fondé de pouvoirs qu’il se procure les vingt mille francs de Consolidés Autrichiens, je veux dire les titres nominatifs que nous avons fait mettre au porteur la semaine dernière. C’est tout ce que j’ai à vous dire.
Le secrétaire s’éclipsa, Juve reprit :
— J’ai découvert, monsieur, au cours d’une enquête, que M me Rita d’Anrémont, la maîtresse de votre frère, avait des fréquentations suspectes.
Juve s’arrêta encore. Le valet de chambre apportait un télégramme :
— Mon Dieu, murmura M. Marquet-Monnier, comme pour s’excuser auprès de Juve, nous ne serons jamais tranquilles. Vous permettez ?