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— Parbleu, songeait Jérôme Fandor, évoquant en une seconde la terrible aventure qui avait déterminé sa première poursuite contre Fantômas, parbleu, c’était, si je ne m’abuse, boulevard Inkermann, que cela se passait et près du boulevard Inkermann se trouve la rue Perronet où je vais aujourd’hui.

— Zut et zut, se dit Jérôme Fandor, s’étant repris, ce n’est pas de Fantômas que je m’occupe mais d’une affaire plus que banale : le vitriolage d’un excellent jeune homme qui a eu le tort d’engager à la légère une domestique inconnue.

Dans la pensée du jeune homme les choses s’enchaînaient de façon très simple :

— Cette Adèle, se disait Jérôme Fandor, on ne sait après tout ni qui elle est, ni d’où elle vient. Il y avait vingt-quatre heures qu’elle était placée chez Rita d’Anrémont lorsque le cambriolage a eu lieu. Pourquoi ne pas imaginer que cette bonne est, comme le sont tant d’autres, une simple indicatrice à la solde d’une bande d’apaches, qui, renseignée par elle, vient dévaliser les patrons chez qui la bonne se place provisoirement.

Et Fandor compliquait les choses comme à plaisir. Il voyait à merveille comment l’organisation matérielle du cambriolage avait pu être faite : Adèle s’était trouvée sortie au moment où le drame se déroulait ? Mais bien entendu : elle était sortie ostensiblement, d’abord, pour se créer un alibi susceptible de tromper la police, ensuite pour avoir l’occasion de laisser une porte ouverte par où pourraient s’introduire ses complices. Puis les apaches s’étaient introduits dans l’hôtel, avaient cambriolé tout à leur aise les pièces du premier étage. À l’arrivée de Sébastien, surpris par sa venue, ils l’avaient vitriolé, cependant qu’un guetteur, un veilleur quelconque, s’emparait dans l’escalier de Rita, l’assommait à moitié, allait la jeter dans la cave afin de retarder les débuts de l’enquête sans toutefois engager les graves complications d’un véritable assassinat.

Et c’était pour retrouver Adèle que Jérôme Fandor se rendait à Neuilly, rue Perronet où, il le savait par Juve, dans un ancien couvent désaffecté après la loi de séparation, dans une énorme bâtisse qu’entourait un grand jardin et qu’un liquidateur négligeant ou voleur louait pour une bouchée de pain, le bureau de placement Thorin s’était installé. C’était ce bureau de placement qui avait indiqué Adèle à Rita d’Anrémont, c’était à ce bureau de placement qu’il fallait, évidemment, aller enquêter sur la jeune femme de chambre.

Jérôme Fandor fut favorablement impressionné par le Bureau de Placement.

— Hé, hé, songea le jeune homme, ce ne sont pas les femmes de ménage à huit sous de l’heure qu’on doit venir engager ici. Ce sont plutôt les domestiques de haute volée, les ventres-blancs de grandes maisons, larbins, cochers, chauffeurs, valets, femmes de chambre, bonnes d’enfants, cordons bleus, gouvernantes, ah sapristi, qu’on a donc du mal à se faire servir.

Jérôme Fandor cependant, l’air dégagé, les mains dans les poches, regardant à droite et à gauche, avec la curiosité naturelle d’un jeune homme célibataire, qui n’a de sa vie mis les pieds dans un bureau de placement, traversa le parc, se dirigea vers le couvent proprement dit où l’on accédait par un perron. Il allait en gravir les degrés, lorsqu’une femme d’une trentaine d’années, correctement habillée de noir, les cheveux bien tirés sur le front, portant un petit tablier à bavette où se devinait un mouchoir brodé, apparut à quelque distance d’une autre porte de la maison.

Jérôme Fandor qui ne savait trop où il fallait s’adresser, s’arrêta. La femme, voix criarde, l’interpella :

— Qu’est-ce que vous désirez ?

— Je viens pour une place. C’est bien le bureau Thorin, ici.

— C’est bien le bureau Thorin, mon ami. Venez par ici.

— Mon ami, grommela Fandor, nous n’avons jamais tressé des chaussons de lisière ensemble, elle exagère, la belle enfant.

— Pourrais-je parler à M me la directrice ?

— M me la directrice ? Vous y allez bien, vous, tout de suite, comme ça, en arrivant ? Vous croyez peut-être qu’elle est à vos ordres. Allons, entrez. Jetez-moi votre cigarette, on ne fume pas ici. Allons, dépêchez-vous. Vous verrez la directrice, je pense, d’ici une heure, vous n’aviez qu’à arriver plus tôt si vous êtes pressé.

— On va bien voir, songeait le journaliste, et je n’en mourrai pas pour dix minutes d’une erreur peu flatteuse. En tout cas, j’y gagne d’être pendant quelques instants témoin de la façon dont les domestiques sont traités ici, ce qui n’est peut-être pas inutile pour mon enquête, et puis l’aventure vaut d’être vécue.

Il suivit le couloir, long, tortueux qui devait courir derrière d’immenses salons, pour rejoindre une série de petites pièces situées sur le derrière du bâtiment.

Jérôme Fandor aperçut une première porte, puis une autre, puis d’autres encore.

— Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

Jérôme Fandor n’eut même pas à répondre.

— Qu’est-ce que vous savez faire ? cocher ? valet de chambre ? chauffeur ? Tenez-vous donc correctement, mon garçon, enlevez vos mains de vos poches.

— Ma foi, madame, je ne suis pas valet de chambre, je sais un peu conduire les chevaux, je suis capable à la rigueur de tenir un volant et…

— Vous ne savez rien faire, en somme ?

« C’est à peu près cela », pensa Fandor.

La sous-directrice poursuivit d’un ton tranquille :

— Cela vaut dans les quarante-cinq francs par mois. Allons, entrez là.

Jérôme Fandor avait de plus en plus envie de rire. Il n’eut guère le temps de réfléchir, toutefois. La porte ouverte, il aperçut une grande salle, assez propre, divisée dans toute sa longueur par trois grandes banquettes de bois sur lesquelles étaient assis une trentaine d’hommes à face glabre, menton fuyant, l’air de s’ennuyer à mourir.

— Entrez, répéta la sous-directrice. Asseyez-vous.

Fandor entra, avisa la banquette qui se trouvait le plus près de lui. Il s’apprêtait à y prendre place, quand on le tira par la manche :

— Pas celle-là, voyons. Vous ne savez donc rien de rien, mon ami. Dans tous les bureaux de placement, c’est pourtant la même chose, de droite à gauche, les banquettes sont disposées suivant le mérite des domestiques. Au fond avec les débutants.

Après de longs quarts d’heures d’attente et de discussions autour de lui, la sous-directrice lui fit signe, enfin :

— Vous, là-bas, venez.

Jérôme Fandor se leva, accourut :

La sous-directrice l’entraîna dans le petit couloir, le fit entrer dans une sorte de bureau sévère et froid que meublaient une table, deux chaises et un lustre à gaz :

— Votre nom ?

— Je m’appelle Jérôme.

— Jérôme quoi ? Tâchez donc d’être moins gourde, mon garçon.

— Jérôme rien, je suis un enfant trouvé, je n’ai pas de nom de famille.

— Il fallait le dire tout de suite. Vous ne valez pas plus de quarante francs.

— Si ça continue, pensait le journaliste, si j’énumère d’autres qualités, bien sûr que je ne vaudrai plus que dix francs puis cent sous par mois, encore heureux si je ne dois pas payer mes maîtres.

— En somme, vous vous appelez Jérôme, vous êtes bon à rien et bon à tout, ni valet de chambre ni cocher, ni chauffeur et un peu tout cela.

— Oui, madame.

— Vous êtes propre ?

— Je suis très propre.

— Faites voir vos mains ?

Jérôme Fandor les tendit :

— Bon ça va. Vous avez même les mains soignées, mon ami. Si vous aviez quelque capacité, ce serait excellent, mais dans la place où je vais vous envoyer…

— Vous avez une place pour moi, madame ?

— D’abord, ordonna-t-elle, habituez-vous à parler correctement. On dit : « Madame a une place pour moi ? »

— Madame a une place pour moi ?

— Oui peut-être. Ce serait une place de confiance, chez un brave homme, un vieux client, d’ailleurs M me la directrice va vous en parler. Venez.

Derrière la sous-directrice, tenant son chapeau à la main, feignant de marcher avec précaution, en homme qui n’ose point faire du bruit, mais en réalité étouffant un fou rire mal réprimé, tirant la langue par gaminerie, Jérôme Fandor arriva dans le bureau directorial.