— Sans rien faire d’autre ? interrogea M. Marquet-Monnier, sans fouiller, sans examiner ?
— Sans rien faire, en effet, poursuivit Juve dont le calme devenait de plus en plus surprenant.
Quelques instants plus tard, le policier et le banquier se retrouvaient seuls sur le pont du navire, ayant laissé dans sa cabine le commissaire fort troublé.
— Eh bien ? interrogea M. Marquet-Monnier, que pensez-vous de tout cela ?
— C’est une affaire très simple.
— Vous aviez l’air de reprocher au commissaire son attitude, d’insinuer ?
— Ce commissaire est, jusqu’à preuve du contraire, le plus honnête homme du monde. C’est aussi un imbécile. On peut cumuler.
— Alors ?
— Ce malheureux Backefelder a été volé, puis assassiné. Ou alors il se sera volé lui-même ce qui est encore une hypothèse.
— Jamais je ne pourrai le supposer.
Les deux hommes étaient revenus à la passerelle qui faisait communiquer l’immense navire avec le quai. Juve s’arrêta un instant au milieu du petit pont. Il descendit, passant le premier.
***
Allant et venant dans le bassin, semblant surveiller les abords de cette passerelle, un homme apparaissait, puis disparaissait au milieu des dockers au travail.
Ce personnage, en apercevant Juve et M. Marquet-Monnier qui quittaient le bateau, s’avança catégoriquement à leur rencontre : son regard se croisa avec celui de Juve, les deux hommes s’arrêtèrent brusquement. Ce petit manège dura quelques instants, mais Marquet-Monnier ne s’en apercevait point, occupé qu’il était, la tête basse et le regard fixé sur ses pieds, à ne pas trébucher dans les barreaux de la passerelle. Juve arrivait à peine sur la terre ferme que l’inconnu qui semblait l’attendre s’approchait de lui, sans façon, lui mit la main sur l’épaule et l’interrogea d’une voix franche, catégorique, avec un fort accent étranger :
— Qui êtes-vous, monsieur ? demanda-t-il.
— Je ne vous poserai pas la même question, monsieur, et avant de vous répondre, je vous dirai moi, qui vous êtes : vous êtes « M. H. W. K. Backefelder, citoyen américain, célibataire, quarante-neuf ans, habitant Philadelphie, 74 eAvenue, associé à la Banque Nationale des États-Unis, passager de 1 reclasse, cabine bâbord n° 11. »
L’homme s’arrêta stupéfait, dévisagea son interlocuteur :
— Comment le savez-vous ?
— Parce que c’est mon métier, fit Juve, et aussi parce qu’on vient de me le dire, il n’y a pas dix minutes. Permettez-moi de vous présenter l’un à l’autre, messieurs. M. Marquet-Monnier, directeur de la Banque Marquet-Monnier et C iede Paris, rue Laffitte. M. Backefelder, votre correspondant. Et maintenant, messieurs, fit-il, voulez-vous, puisque la connaissance est faite, que nous allions causer quelque part ailleurs qu’ici ?
— Pardon, l’interrompit l’Américain, en regardant Juve, mais qui êtes-vous, vous ?
— Je m’appelle Juve, monsieur, inspecteur de la Sûreté, j’appartiens à la Préfecture de Police de Paris. Et je suis à votre entière disposition, ajoutait-il, ainsi qu’à celle de M. Marquet-Monnier, pour éclaircir l’affaire qui vous concerne tous les deux.
Juve exprima tout haut ce qu’il croyait être la pensée de M. Backefelder :
— Je vous comprends, monsieur, fit-il, votre raisonnement n’est pas maladroit. Depuis que vous êtes descendu subrepticement de La Tourainevous êtes resté dans son voisinage afin de dévisager les passagers qui quittaient le navire, afin de suivre s’il y avait lieu celui ou ceux qui vous paraîtraient suspects. Vous vous êtes dit que le voleur, se soupçonnant surveillé, attendrait que le gros de la foule soit parti, qu’il ne quitterait le bord qu’après tout le monde.
— Et si cela était ?
— Je suis certain que cela est. Ce qu’il y a de mieux, par exemple, c’est que vos soupçons s’arrêtent et se précisent désormais, sur monsieur, ici présent et sur moi. Certes, nous nous sommes nommés, mais vous doutez encore de nos identités respectives. M. Backefelder, nous sommes à votre disposition pour nous justifier.
L’Américain, enfin, sourit.
— Monsieur, fit-il, j’ai eu, en effet, cette pensée. Je constate que vous lisez en moi comme dans un livre ouvert, je n’insiste pas. Si vous voulez me quitter, quittez-moi.
— Non, nous voulons au contraire rester avec vous et éclaircir avec vous l’affaire de vol dont vous avez été victime. Il s’agit d’une grosse somme ?
— Il ne s’agit que d’un million, et un million de francs, c’est une bagatelle, en dollars.
— Une bagatelle, oui, mais elle vaut néanmoins la peine qu’on s’en préoccupe. Votre première idée était la bonne, nous allons nous rendre tous les trois chez le commissaire de police, vous ferez votre déclaration, le magistrat ouvrira une enquête.
— Non, je ne veux pas que l’on mette la justice française au courant.
— Pourquoi ? interrogèrent ensemble Juve et Marquet-Monnier, très surpris l’un et l’autre.
L’Américain s’expliqua :
— Je m’étais chargé de remettre à bon port la somme d’argent que la Banque des États-Unis doit à la Banque Marquet-Monnier. J’ai été volé de la moitié de cette somme et j’estime que je suis fautif de m’être laissé voler. Si la chose avait lieu à Philadelphie, je passerais pour un imprudent, un maladroit ou un imbécile. Or, cela ne me plaît pas du tout, j’achète volontiers un million de francs le silence.
— Vous achetez, qu’entendez-vous par là ?
— J’entends, fit l’Américain très simplement, que je m’en vais câbler à ma banque personnelle de m’envoyer d’urgence un employé porteur d’un chèque d’un million que je toucherai à Paris. En possession de cette somme, je la joindrai au million qui me reste, et la Banque Marquet-Monnier de la sorte sera intégralement remboursée. Que monsieur Marquet-Monnier veuille bien m’accorder un délai d’une semaine.
— Faites comme vous voulez, murmura le banquier, la créance reste bonne. Il va sans dire que le délai que vous demandez, monsieur Backefelder, sera productif d’intérêts. Cette histoire me semble absolument incompréhensible.
— Je suis à votre disposition, messieurs, déclara Backefelder, pour m’en aller à l’hôtel avec vous. Acceptez-vous de dîner avec moi ?
— Impossible, dit Juve, vous êtes en France, c’est-à-dire mon hôte.
Et, en disant ces mots, le policier posait lourdement sa main sur la robuste épaule de l’Américain et ce geste était si étrange, si énigmatique, qu’on se demandait s’il s’agissait d’un mouvement spontané de sympathie ou d’un réflexe professionnel.
***
— Savez-vous à quoi je pense, monsieur Juve ?
— Oui, fit le policier et je m’en vais vous le dire. Vous vous dites que vous avez devant vous un gaillard qui a toutes les allures d’un brave homme, et qui peut-être, comme il vous l’a déclaré, est inspecteur de la sûreté, mais vous n’en êtes pas bien sûr et par moments vous supposez que peut-être cet individu est très fort, que c’est l’homme qui vous a volé votre premier million et que s’il ne vous lâche pas, c’est parce qu’il a l’intention de récidiver.
— Exactement. Vous m’êtes très sympathique, mais j’aurais un plaisir immense à vous faire sauter la cervelle avec mon revolver si je ne me trompais pas.
— Bien, voilà qui est catégorique.
— Maintenant, je m’en vais vous dire aussi ce que vous pensez, vous : ce grand Américain que j’ai pris pour H. W. K. Backefelder, citoyen américain, célibataire habitant Philadelphie, et cætera, n’est peut-être pas le vrai Backefelder et il faut que je m’en assure avant de le lâcher, car son histoire me paraît invraisemblable. Il a demandé une semaine de crédit, il a l’intention de rembourser de sa poche une perte dont il n’est pas tellement responsable. C’est suspect.
— Vous avez raison, cher monsieur, c’est exactement ce que je pense.
L’Américain se versa un dernier verre de fine :
— Monsieur Juve, donnez-moi la main. Votre attitude me plaît et j’espère que la mienne ne vous répugne pas. Nous pouvons former trois hypothèses, et même quatre : vous avez raison et j’ai tort ; vous avez tort et j’ai raison ; nous avons tort tous les deux ; nous avons raison tous les deux.