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— Un peu de cet aspic ? proposa Backefelder.

— Très volontiers, répondait Juve.

— Et moi ? Et moi ?

Avec une souplesse de jeune chatte, une femme, en grande toilette de soirée, venait tomber à genoux devant la table des deux consommateurs. Elle tendait les mains, tirait une langue mignonne, répétait :

— Qu’est-ce qu’on me donne, à moi ?

Backefelder en était interloqué. Juve, plus habitué aux mœurs des restaurants de Montmartre, ne sourcilla pas :

— Hum, qu’est-ce que tu veux, mon bébé ?

Le bébé savait ce que parler voulait dire, et, dans le ton de Juve, avait compris une réponse qui n’était point exprimée. La femme se releva :

— Ah puis zut, je n’ai besoin de rien. À tout à l’heure, quand tu voudras.

Elle était déjà perdue dans une sarabande folle que les habituées dansaient autour de l’orchestre, perdue dans une folle valse de tziganes. Backefelder, qui, de plus en plus interloqué, mangeait posément, promenant ses regards autour de lui et se souciant peu des sourires ironiques, enjôleurs, dédaigneux ou suppliants, que les danseuses lui décochaient au passage.

— C’est curieux, n’est-ce pas ?

Mais l’Américain en tenait pour son idée :

— C’était parisien, très parisien, oh ! infiniment parisien.

Juve n’avait pas grand faim. Venu là pour souper, il soupait évidemment mais plutôt par devoir que par plaisir. D’ailleurs, le bruit, la musique, l’éclairage, peut-être aussi le champagne frappé qu’il buvait à larges rasades, commençaient à tourner la tête du bon Juve. Il était homme après tout, ce policier, et, dans son existence de vrai anachorète, une nuit semblable à celle-ci n’était pas sans comporter quelque griserie.

Soudain, Juve posa la main sur le bras de son voisin :

— Regardez donc ce gros homme.

Backefelder tournait la tête :

En face de Juve et de lui, assis sur une petite table qui disparaissait sous des plats chargés d’huîtres, un gros homme, rouge, jovial, déjà fortement éméché, se frottait le ventre avec satisfaction hurlant à chaque bouchée qu’il prenait :

— Ah sapristi, ça fait du bien par où que ça passe.

Et comme il semblait très gai, des femmes se précipitèrent en riant vers sa table, en se bousculant, volant une huître, chipant une tranche de citron, se versant un verre de vin :

— Dis donc, mon loup, si t’aime pas les huîtres, tu te feras monter de la bière.

Le gros homme rit largement, ouvrant une bouche énorme où manquaient de nombreuses dents :

— Hé, toi, la petite, disait-il, agrippant de sa main velue une frêle blondinette qui fouillait dans une boîte de cigarettes placées devant lui, sais-tu que si j’aime les huîtres, tu n’as pas l’air de détester le tabac. Comment qu’on te nomme ?

La petite blonde fit une révérence, puis, sans façon, écartant la table, vint s’asseoir à côté du gros homme :

— Comment je me nomme ? Comme toi pour cette nuit, petit père. Tu me bottes, tu sais. Tu es tout plein gentil. Tu veux de moi pour femme, dis ? Comment que tu t’appelles ?

Le gros homme titubant se leva, commanda du champagne, puis, affectant une dignité comique, déclara :

— Ah, tu es ma femme, eh bien, ma jolie légitime, écoute voir un peu qui je suis, c’est pas du fumier de moineau, je suis Célestin Labourette, marchand de cochons, et cochon moi-même dans mes bons jours.

Des rires fusaient. Juve ouvrait la bouche quand deux petites femmes ensemble lui demandèrent :

— Tu n’as pas une cigarette pour nous, dis, monsieur ?

On ne refuse pas une cigarette aux clientes du Crocodile. Juve mit la main à la poche, cherchant son étui, soudain, il tressaillit :

— Ah, par exemple.

— Ah, c’est rien farce.

La femme qui venait de l’aborder attira une compagne qui passait dans l’allée, s’éventant dédaigneusement avec une carte de vin de champagne :

— Viens voir, Adèle, sais-tu qui c’est ce monsieur-là ?

Mais elle n’acheva pas. Adèle avait sursauté à son tour :

— Non, mais c’est vous, monsieur Juve ?

— Tu le connais ?

— Si je le connais.

— C’est ton amant ?

— Ah bien, zut alors, pour sûr que non. N’est-ce pas, m’sieu Juve ?

Juve n’en revenait pas. La femme qui l’avait abordé en premier lieu, c’était Chonchon, la petite danseuse à qui il avait été présenté à l’ Alcazardu Mans par Jérôme Fandor alors qu’ils débrouillaient la mystérieuse affaire du marquis de Tergall. Quant à la copine que Chonchon venait d’appeler, c’était tout bonnement Adèle, l’ancienne femme de chambre de Rita d’Anrémont.

— Eh bien vrai, m’sieu Juve, continuait Adèle, je ne pensais pas vous trouver ici. Et alors qu’est-ce que vous offrez ?

Juve fit apporter des verres, on allait trinquer. Mais il était impossible d’être dix minutes tranquille. Chonchon et sa compagne n’avaient pas goûté le vin moussant dans les verres qu’un nègre gigantesque vint empoigner les deux femmes par les épaules :

— Moi voulait danser, bamboula, allez, viné viné.

Il appartenait à l’établissement. Il était chargé de créer du mouvement, de l’agitation, de la gaîté, les femmes étaient un peu sous ses ordres :

— Attendez-moi, dit Adèle, je reviens.

Backefelder, lui, se tournait vers Juve, un rien de méfiance dans les yeux :

— Allo, faisait l’Anglais flegmatique, vous connaissez ces femmes ici, monsieur Juve ?

Juve allait expliquer comment il connaissait en effet Chonchon et Adèle mais Backefelder un peu gris, lui aussi, peut-être, n’y pensait déjà plus et s’était joint au chœur des clients en train de chanter une rengaine américaine.

Juve, deux minutes plus tard, eut une étrange attitude : Il avait mis ses deux coudes sur la table, il se tenait la tête entre les mains, il fixait de toute la puissance de son regard, en dépit des couples tournoyants qui passaient devant lui, l’extrémité de la salle opposée à sa table :

— Mon Dieu, avait murmuré Juve, est-ce que je ne me trompe pas ? c’est lui, pourquoi leur parle-t-il ?

Mais Juve avait bu beaucoup de champagne.

***

Au sous-sol de la salle du cabaret proprement dit, sur un palier coupant en deux le petit escalier qui conduisait à la rue, derrière le vestiaire. Là, venaient d’arriver le maître d’hôtel, Chonchon et Adèle.

— Dis voir, qu’est-ce que tu as ? qu’est-ce qui te prend ? criait Adèle, pourquoi que tu veux qu’on s’en aille ?

Le maître d’hôtel qui tournait le dos à son interlocutrice et tapait du bout de ses doigts un pas redoublé sur les carreaux de la fenêtre, répondit agacé :

— Ça ne te regarde pas Adèle, je te dis de partir avec Chonchon et voilà tout. Ça me regarde, moi, et je n’ai pas d’explication à te donner.

Mais Chonchon, elle aussi protestait :

— C’est qu’on a des copains. Justement on a retrouvé un chic bonhomme qui s’appelle Juve. Et puis tu le connais, parbleu.

Le maître d’hôtel se retourna. Brusquement son visage apparut dans l’éclairage violent des ampoules électriques sans qu’il fut possible de s’y tromper : le maître d’hôtel, rasé, correct, moulé dans un habit d’excellente coupe était l’apache Bébé.

— Si je le connais Juve ? fit Bébé, ah malheur, je ne le connais que trop ce curieux-là, et faut tout de même que vous soyez gourdes toutes les deux, Chonchon et Adèle pour ne pas deviner, du moment que vous l’avez reconnu pourquoi j’vous dis de gicler.

Mais quelqu’un venait.

— Qui va là ? cria Bébé.

— Vous dérangez pas, c’est moi.

Traversant le vestiaire, une mince jeune fille passait, portant une corbeille remplie de petits bouquets de fleurs.