— La Guêpe, dit Chonchon, pas besoin de se gêner.
Et, revenant à sa préoccupation de la minute, Chonchon revint à la charge :
— Alors, dis Bébé, c’est parce que Juve est là que tu veux qu’on s’cavale. Il viendrait pas pour toi des fois ?
— C’est possible qu’il vienne pour moi, encore que ça ne soit pas certain. Mais ce que je sais bien, mes petites chattes c’est que si jamais il veut m’embarquer, si seulement il fait mine de me reconnaître il y aura du vilain ici.
Et Bébé, sans en dire plus long tâta la poche de son pantalon, où Ton devinait, grand ouvert, un de ces longs couteaux à cran d’arrêt, qu’affectionnent les spécialistes.
***
Si le Crocodileest l’établissement « chic » par excellence ou du moins l’établissement joyeux de la place Pigalle, il n’est pas à beaucoup près le seul cabaret de nuit installé en pareil lieu et faisant de minuit à six heures du matin d’excellentes affaires. Tout autour du rond-point, les façades flambent, les affiches lumineuses s’allument et s’éteignent, un va et vient de voitures demeure bruyant et joyeux. Pas de repos à Montmartre.
Quand Célestin Labourette était descendu de son tilbury préhistorique, haut perché sur deux roues immenses, à la porte du Crocodile, il n’avait pas manqué, jetant ses rênes à son cocher Fandor, d’expliquer le plus bonassement du monde :
— Et puis, tiens, Jérôme, ce n’est pas la peine que tu poireautes en t’embêtant dans la rue pendant que je vais faire la fête là-haut. Voilà cent sous pour toi, va-t-en m’attendre au Lézarden face, bois à ma santé, je te rejoindrai quand j’aurai fait mon plein.
Fandor, depuis qu’il était en place, s’amusait follement. En Célestin Labourette, il avait trouvé un patron charmant, brave homme, amusant au possible. À la vérité, peut-être Jérôme Fandor bougonnait-il par moments en lui-même lorsqu’il était astreint à des besognes serviles auxquelles il n’était pas habitué, mais certainement aussi il savait profiter des côtés piquants de sa situation et rire de son métier de serviteur bon à tout bon à rien.
Célestin Labourette n’était pas exigeant. Pourvu que les chevaux fussent bien soignés, les chiens promenés, pourvu qu’un coup de balai rappropriât de temps à autre son intérieur, il se déclarait satisfait.
Et Fandor en était à regretter presque de quitter un jour ce patron bienveillant.
Célestin Labourette venait d’entrer au Crocodile. Fandor amusé des cent sous qu’il venait de recevoir à la minute, se conformant aux instructions reçues, allait ranger sa voiture le long du trottoir opposé au Crocodile, près du cabaret du Lézard, une chope mal famée où délibérément, il alla s’installer, commandant un demi de brune, une salade de cervelas, une omelette nature et un de ces gâteaux que Montmartre est seul à fabriquer et qui s’appelle on ne sait pourquoi un « Puits d’amour ».
— Çà, par exemple, pensa le jeune homme, voilà qui est beaucoup plus fort que d’enfermer un rat dans le tuyau d’un cor de chasse. Impossible de s’y tromper, voilà juste en face de moi cet excellent François Bernard en train de noyer son chagrin.
Fandor ne se trompait pas. En effet, c’était bien François Bernard, le terrassier ami de Rita d’Anrémont, qui se trouvait à quelques mètres du jeune homme.
La mimique du malheureux était même à ce point significative, le chagrin du terrassier se lisait si bien sur sa physionomie ouverte que Fandor, malgré lui, se sentait pris de compassion pour le pauvre diable en train d’avaler rasade sur rasade de gros vin rouge :
— Parbleu, songeait Fandor, voilà aussi ce que c’est de fréquenter des femmes chics. Je parie qu’il noie ses peines de cœur.
Fandor qui ne quittait pas des yeux le terrassier, certain que celui-ci ne pouvait le reconnaître, n’ayant jamais eu l’occasion de remarquer le jeune homme, s’amusa bientôt de voir une jeune bouquetière s’avancer vers le brave homme et l’arracher à ses préoccupations en lui glissant sous le nez, dans un geste de gaminerie amicale, un gros bouquet d’œillets.
Et tout de suite Fandor tendit l’oreille :
— Allons, disait la jeune fille, qu’est-ce que vous faites là, François ? savez-vous que je vais me fâcher avec vous si tous les soirs je vous rencontre ainsi occupé à boire. Payez vite et partez retrouver Marie.
Le terrassier grommela quelque chose que Fandor n’entendit pas, mais qui dut attrister la jeune fille :
— Allons donc, continua la bouquetière, ne dites pas cela, François, c’est méchant d’abord, et puis vous ne le pensez pas. Votre femme est la crème des ménagères. Allons, allons, faites-moi plaisir, payez tout cela et rentrez chez vous. Je vais rafraîchir mes fleurs, je veux, quand je reviendrai du lavabo, que vous ne soyez plus ici. C’est promis ?
La bouquetière venait de se retourner, Fandor l’avait reconnue :
— La Guêpe, tiens c’est la Guêpe qui connaît Bernard ? Au fait, ils habitent la même maison.
Mais si Fandor avait tressailli en reconnaissant la Guêpe, la Guêpe peut-être avait, elle aussi, reconnu le journaliste.
François Bernard, de mauvaise grâce et sans doute pour aller continuer à s’enivrer ailleurs, venait de quitter le cabaret du Lézardque déjà la Guêpe revenait du lavabo. Elle s’approcha de Fandor.
— Des jolies fleurs, mon bon monsieur ? Regardez, elles sont toutes fraîches et je ne les vends pas cher.
— Merci mademoiselle, c’est encore trop cher pour moi.
— Mais non, mais non, voyez cette botte de roses, combien croyez-vous que je la vends ?
— Cela vaut bien cinq ou six francs, je suppose ?
La bouquetière éclata de rire :
— Six francs. Eh bien, mon beau jeune homme, vous en avez de bonnes. Mais je ferais fortune à ce prix là. Six francs, tenez, c’est le prix que je vendrais cette botte au Crocodile, mais ici au Lézard, je la laisse à quarante sous. Vous la prenez ?
Fandor sourit à la jolie fille, mais refusa du geste :
— À qui diable voudriez-vous que je l’offre ?
— Bah, vous avez bien une petite amie ?
— Ma foi non.
— Eh bien, pour mettre à votre boutonnière.
— Pour mettre à ma boutonnière, ripostait Fandor, je n’ai tout de même pas besoin d’une botte de roses.
La bouquetière éclata de rire :
— Ça, c’est vrai, faisait-elle, je dis des bêtises. Eh bien, je me mets à l’amende. Pour ma peine, je vous donne cette rose.
La Guêpe avait tendu une fleur superbe à Fandor, elle ajouta :
— Vous croyez au langage des fleurs, hein ?
— Au langage des fleurs ? que voulez-vous dire ?
La bouquetière, preste, légère, sortait déjà du cabaret :
— Effeuillez cette rose et vous le saurez.
— Elle est folle, pensa Fandor.
Le journaliste cependant, tourna et retourna la rose entre les doigts, surpris par les dernières paroles qu’il venait d’entendre.
— Elle me dit d’effeuiller cette rose ? Pourquoi ? on n’effeuille pas une fleur fraîche.
Tout de même Fandor, par curiosité suivit le conseil ; pétale à pétale, il arrachait la fleur, comptant, suivant l’habitude : un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout.
De la rose effeuillée, un mince billet de papier était tombé sur le sol. Ce billet, Fandor l’avait ramassé d’un geste fébrile et maintenant, il lisait, avec des yeux qui clignotaient de stupéfaction, ces mots extraordinaires, évidemment tracés par La Guêpe à son intention :
Vite, allez auCrocodile , votre meilleur ami y court un terrible danger.
— Mon meilleur ami ? bégayait Fandor, c’est Juve. Ah, mon Dieu, que se passe-t-il donc ?
***
— On n’entre pas, mon garçon. Où voulez-vous aller ?
— Je viens chercher mon patron.
— Qu’est-ce que vous lui voulez ? qui est-ce ?
— Ça ne vous regarde pas.