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— Comment ça ne me regarde pas ? espèce de malotru. Voulez-vous redescendre dans la rue et plus vite que ça.

Du Lézardau Crocodile, Fandor n’avait fait qu’un bond. Mais voilà, qu’il se heurtait à l’entrée du restaurant, au chasseur galonné qui prétendait défendre l’accès des salons à la piteuse livrée de Jérôme Fandor.

Le journaliste pourtant n’était pas homme à se laisser arrêter ainsi :

— Descendre dans la rue ? riposta-t-il avec un beau sang-froid, vous en avez de bonnes, c’est juste le contraire que je fais et vous allez voir comment.

Souple, rapide, Jérôme Fandor feignit de vouloir passer sur la droite du chasseur, barrant la porte d’entrée, puis, comme l’homme se précipitait de ce côté, il sauta brusquement à gauche, se faufila sous son bras et en dépit de ses clameurs, de ses invectives furieuses, quatre à quatre, il monta l’escalier.

Jérôme Fandor n’alla pas loin. Passant devant le vestiaire, il y jeta un rapide coup d’œil et brusquement aperçut trois personnages dont l’un était un inconnu pour lui et dont les deux autres étaient Juve et Célestin Labourette.

Célestin Labourette, complètement ivre se laissait docilement passer les manches de son paletot par une employée du vestiaire, mais derrière Juve qui refaisait son nœud de cravate, voilà que Fandor apercevait le visage d’un maître d’hôtel, d’un maître d’hôtel qu’il reconnaissait à la minute, qui n’était autre que Bébé. Juve sans se retourner tendait les bras en arrière, attendant que le domestique l’aidât à trouver les emmanchures de sa pelisse. C’était assurément l’instant où Bébé, dont la figure se contractait en un rictus méchant, allait tenter quelque chose.

Fandor, sans hésiter, bousculant tout le monde sur son passage, arriva à ce moment précis, arracha la pelisse des mains du maître d’hôtel et tranquillement aida Juve à s’en revêtir.

Fandor avait agi avec une folle impétuosité. Nul n’avait eu le temps de s’opposer à sa manœuvre, pas plus Célestin Labourette, qui dans l’état de gaieté où il se trouvait ne reconnaissait même pas son cocher, que le maître d’hôtel, que Bébé, surpris, qui laissa échapper un ah stupéfait, pas plus que Juve qui, à cent lieues de songer à Fandor, fouillait maintenant dans sa poche et tendait quarante sous au jeune homme en livrée qui venait de l’aider, et qu’il avait pris, naturellement, pour un employé du Crocodile.

Fandor comprit en une seconde que son intervention n’avait pas été remarquée. Il empocha le pourboire de Juve, sans sourciller, dit « merci monsieur » avec beaucoup de cœur. Puis, soutenant M. Labourette, il entreprit d’aider son patron à descendre l’escalier, où, médusé, le chasseur n’osait plus rien dire.

— Je suis peut-être un imbécile, pensait Fandor, mais je suis bien persuadé qu’en me donnant ces quarante sous, Juve n’a pas fait une folle dépense.

Et, comme Célestin Labourette titubait, Fandor, rappelé au devoir de son état, le houspilla de belle façon :

— Marchez donc droit, monsieur. Sapristi, il y a des dames qui vous regardent.

12 – À LA FOIRE AUX JAMBONS

— Un taxi-auto ? jamais de la vie, Fandor. Un fiacre attelé c’est très suffisant. Il faut faire des économies. D’ailleurs nous ne sommes pas pressés, bien au contraire, car il est de bonne heure et nous avons à causer.

Juve et Fandor, sortant vers huit heures du soir d’un restaurant de la rue Royale, avaient hélé un fiacre qui passait. L’automédon s’arrêta, chargea ses deux clients, mais grommela lorsque Juve lui donna l’adresse :

— Place de la Nation.

Le cocher, fouettant son cheval qui n’en avançait pas plus vite pour cela, haussa les épaules :

— Toujours des courses à faire crever les bêtes, grogna-t-il dans sa barbe.

Puis, ayant abaissé le drapeau de son taximètre, il s’engagea sur les boulevards.

Le policier et le journaliste fumant de gros cigares en personnes qui viennent de bien dîner, n’avaient d’ailleurs prêté aucune attention à ce petit manège du cocher et Fandor, d’un air gouailleur, interrogeait Juve :

— Maintenant que nous sommes seuls, dit-il, sans voisins de table susceptibles d’écouter nos conversations, allez-vous m’expliquer par suite de quel hasard extraordinaire vous avez pu dîner avec moi ce soir, par suite aussi de quel phénomène vous consentez à m’accompagner à la foire aux jambons ? Nous allons avoir l’air de deux étudiants en goguette.

—De deux étudiants, sourit Juve, toi, peut-être, Fandor, mais moi, un vieux bonhomme de mon espèce…

— Ça va bien, ça va bien, Juve, c’est à peine si la quarantaine a sonné pour vous, vous êtes vigoureux, robuste comme un homme de trente ans.

— Flatteur.

— Juve, n’essayez pas de détourner la conversation, ma parole je n’en crois pas mes yeux. Vous n’avez ni menottes aux poignets, ni entraves aux pieds, ni chaîne autour des reins, vous êtes donc libre ?

— Qu’est-ce que cela signifie, Fandor ? je ne sors pas de prison, que je sache.

— Oh, c’est tout comme. Voilà près d’une semaine que vous êtes sinon en prison, car votre retraite est volontaire, mais du moins cloîtré comme un moine en tête à tête avec ce mystérieux Américain que vous êtes allé chercher au Havre. Méditez-vous quelque conspiration tous les deux ? Ou préparez-vous une descente en Amérique ?

— Hum, pas exactement. Nous ne vivons pas cloîtrés. Bien au contraire, mon cher Fandor, je sors très fréquemment avec mon ami Back, je fais la noce, je bois des alcools.

Fandor poursuivait d’une voix interrogative :

— Vous allez dans les boîtes de nuit à Montmartre.

— Pas pour mon plaisir, je t’assure, mais Back tient à épuiser toutes les ressources de la Ville-Lumière. Je ne le quitte pas d’une semelle.

— Ce soir vous avez pu vous en débarrasser ? Mais pendant votre absence, vous n’avez pas peur qu’il disparaisse ? Ne va-t-on pas vous l’enlever ?

— Non, déclara Juve, et d’ailleurs, peu m’importe. Désormais, je sais ce que je voulais savoir.

— Ah, racontez-moi çà ?

— Ma foi, dit Juve, je veux bien.

Le policier dit alors au journaliste les circonstances étranges dans lesquelles il avait été amené à faire au Havre la connaissance de l’Américain Backefelder ; il lui avouait les soupçons qu’il avait nourri.

— En somme, vous vous surveilliez l’un et l’autre, vous étiez comme ce gendarme qui, en présence d’un malfaiteur, répond à son chef, lequel lui ordonne d’amener le bandit : — Je ne demande pas mieux, chef, mais le prisonnier ne veut pas me lâcher.

— C’est à peu près cela. À l’heure actuelle je suis rassuré et convaincu de l’innocence de Backefelder. Jour pour jour, heure pour heure, comme il l’avait annoncé, le million qu’il faisait venir d’Amérique est arrivé et demain matin, Backefelder rembourse la somme totale à la banque Marquet-Monnier.

— Donc cet homme est innocent, il a réellement été soulagé d’un million à bord de La Touraine ?

— C’est mon opinion.

— Et ce tiers inconnu, qui est-ce ?

— Fandor, poser la question, ce n’est pas la résoudre. Je n’ai pas encore effectué des recherches bien précises. Je vais m’employer à découvrir le coupable.

— Moi, dit Fandor, j’ai une idée.

— Laquelle ?

— Oh, c’est bien simple. Le vol dont a été victime votre Américain me fait l’effet d’être un vol audacieux, téméraire même et très habilement effectué. Je ne vous parlerai pas de… Car si j’ai la conviction que notre effroyable ennemi est toujours pour quelque chose dans les mystères qui nous entourent, je crois qu’il doit faire agir, dans bien des cas, plus qu’il n’agit.

— Mais alors ?

— Alors ce vol aurait été commis par un complice.

— D’accord, mais lequel ?

— Bébé. Ce n’est pas que j’en sois certain, mais j’en ai comme un pressentiment. Par le plus grand des hasards, dernièrement, j’ai aperçu Bébé. Ce délicieux cherchait une situation sociale, une place de domestique. À ma grande surprise, je l’ai vu exhiber des certificat et une lettre de la Compagnie Transatlantiqueassurait que l’individu en question, dont je n’ai pas pu voir le nom véritable, avait été employé en qualité de steward à bord de La Touraine. Or, n’est-ce pas sur ce navire que se trouvait votre Backefelder ?