Il était déjà dix heures du soir et Juve et Fandor, dissimulés dans la foule, avaient à peu près repéré tout leur monde.
— Venez Juve, dit Fandor, je viens d’apercevoir deux femmes qui nous intéressent de façon toute particulière. C’est Chonchon et puis Adèle. Vous savez bien, la femme de chambre.
— Je sais, fit Juve, celle qui depuis l’affaire de la Villa Saïd fréquente les établissements de nuit.
— Si elles sont là, continua Fandor, j’imagine qu’un certain Bébé dont elles sont également éprises l’une et l’autre ne doit pas être bien loin.
— Dans ce cas, continua Juve, suis-les. Moi, j’ai autre chose à faire.
Le policier, d’un geste imperceptible, désignait une ombre qui passait solitaire, non point au milieu de la foule bruyante et épaisse, mais dans la petite allée obscure que les forains réservent entre le derrière de leurs baraques et la ligne de leurs roulottes :
— J’étais fort ennuyé tout à l’heure de l’avoir perdu de vue, désormais, je ne le quitte pas d’un pouce.
— Mais c’est Bernard le terrassier.
— En effet.
— C’est inutile de vous acharner contre lui, cet homme-là est innocent, il n’a jamais rien fait.
— Possible, dit Juve, mais il fera quelque chose. Quoi ? je n’en sais rien, et c’est ce que je saurai, mais ce quelque chose qu’il médite, je l’empêcherai de le réaliser. Va de ton côté, Fandor, moi du mien.
Le journaliste haussa les épaules. Fandor savait que lorsque Juve avait une idée dans la tête, il lui était impossible de l’en faire démordre.
— À bientôt, déclara-t-il, en s’élançant dans la foule à la poursuite des deux amoureuses de Bébé.
Juve n’avait même pas attendu l’adieu de Fandor pour se glisser sur les traces de Bernard.
Le policier vit le terrassier rejoindre à la station du métro Marie Bernard avec les trois aînés de ses enfants. Juve fut dépité.
— Ils vont rentrer chez eux tranquillement, se dit-il, Fandor avait peut-être raison.
Mais soudain, le policier tressaillit d’aise :
— Oh, oh, murmura-t-il, j’ai peut-être bien fait de rester là. Que se passe-t-il ?
Bernard, après avoir longuement fouillé dans sa poche, remit une pièce blanche à sa femme, embrassa distraitement ses enfants, puis, tandis que la marmaille et la mère de famille descendaient l’escalier du métro, Bernard, tournant les talons, s’engagea au milieu de la chaussée large et déserte et chemina la tête basse, l’air préoccupé. Bernard s’écartait de la foule, de la fête et quelques instants après, il tournait à droite dans une ruelle qui s’orientait dans la direction des fortifications, avec Juve sur les talons.
Une demi-heure plus tard, toujours derrière Bernard, Juve sortit du train de ceinture, à la gare de la porte Maillot. Oh, cette fois le cœur lui battait à rompre, car évidemment, ce que Juve attendait depuis si longtemps déjà allait se réaliser. Que venait faire dans ce quartier le mystérieux terrassier ? C’était simple. Non loin de la porte Maillot se trouve la Villa Saïd et dans la Villa Saïd, l’hôtel occupé par Rita d’Anrémont, la rencontre des deux compatriotes, des deux enfants du Limousin allait-elle se produire enfin ? et chez la maîtresse de Sébastien ? Quel était le drame auquel Juve allait sans doute assister, mais qu’il allait en même temps prévenir par sa présence ? Mais Bernard, au lieu de se diriger vers l’avenue Malakoff, s’engageait dans le boulevard Pereire. Le chemin que prenait Bernard n’était autre que celui que Juve aurait suivi s’il s’était agi pour lui d’aller de la gare de la porte Maillot à l’appartement de la rue Bayen, que, depuis quelques jours il occupait avec l’Américain. Mais Juve ne pensait pas qu’il pouvait s’agir d’autre chose que d’une coïncidence et cela dura jusqu’au moment où, parvenu à l’angle du boulevard Pereire et précisément de la rue Bayen, le terrassier s’engagea dans cette dernière rue.
— Oh, oh, fit Juve, par exemple, voilà qui devient extraordinaire.
Mais la surprise du policier devait s’accroître encore. Au bout de quelques instants, Bernard qui n’avait cessé de regarder les numéros des maisons s’arrêtait devant la porte de celle où logeait réellement Juve et Backefelder. Cet arrêt ne dura qu’une seconde. Le terrassier se baissa, glissa quelque chose sous la porte, puis, brusquement se mit à courir et disparaissait à l’angle d’une rue voisine avant même que Juve ait eu le temps de faire le moindre mouvement, car il demeurait interloqué.
Le policier sonna à sa porte. Le concierge au bout de quelques secondes tira le cordon, dès lors Juve pénétra sous la voûte, aperçut le document que quelques instants auparavant le terrassier avait glissé sous la porte de l’immeuble.
Juve alluma sa lampe électrique : C’était une lettre à son adresse, à son nom. On avait écrit sur l’enveloppe, d’une écriture penchée, régulière, d’une écriture de femme :
« Monsieur Juve. Très pressé. »
Juve déplia et lut :
Méfiez-vous. Ne quittez pas Backefelder un instant sans quoi les pires malheurs s’abattront sur vous.
Juve éprouva un coup violent au cœur. Depuis six heures du soir n’avait-il pas quitté Backefelder ? Son émotion s’accroissait encore du fait que la mystérieuse recommandation était signée : Lady Beltham.
13 – LE MORCEAU D’ÉTOFFE
Ce n’était point une maison luxueuse que la maison de la rue Bayen. Juve avait dû frotter une allumette pour lire la lettre extraordinaire que François Bernard avait glissée sous la porte.
Maintenant, il demeurait immobile, le pied sur les premières marches de l’escalier, réfléchissant à l’avertissement qu’il venait de découvrir et se demandant avec une anxiété grandissante s’il n’allait pas trouver chez lui, dans l’appartement qu’il occupait avec Backefelder, un terrible spectacle.
Le policier pourtant, était rappelé au sentiment de la réalité par le bruit que faisaient d’autres locataires rentrant eux aussi dans l’immeuble et carillonnant pour se faire ouvrir la porte d’entrée.
— Allons, murmura le policier, il est inutile de tergiverser avec moi-même, il faut que je monte. Montons.
Mais, tout de même, tandis qu’il gravissait les étages, Juve ne marchait pas avec une grande assurance. Son allumette éteinte, il n’en n’avait pas frotté une autre et pourtant, dans l’obscurité qui l’environnait, il voyait clair, il voyait des choses fantastiques, hallucinantes, des visions d’horreur, des visions de drame, des visions de sang. Lady Beltham ! C’était Lady Beltham, à n’en pas douter, qui avait signé la lettre dont il froissait le papier, dans sa main. Et comment lady Beltham avait-elle pu savoir que Juve habitait momentanément en compagnie de l’Américain H. W. K. Backefelder ? Pourquoi avertissait-elle Juve d’avoir à ne point quitter son compagnon ? Parbleu, si lady Beltham intervenait, si lady Beltham disait à Juve : « Ne quittez pas Backefelder », c’est que lady Beltham savait, ou croyait savoir, que Fantômas projetait quelque chose à l’encontre de l’Américain.
Fantômas. Il serait donc toujours sur sa route ? Chaque fois que Juve s’efforcerait de mettre son habileté ou son audace à la disposition d’un malheureux à protéger, il trouverait Fantômas sur son chemin, véritable génie du mal, triomphant dans ses criminelles tentatives. Et Juve, montant son escalier, se demandait où était Fantômas. Ce qu’il faisait ? ce qu’il méditait ? à l’abri de quel masque insoupçonné, de quelle personnalité inconnue il rêvait encore au Crime qui était en quelque sorte sa raison de vivre ? Juve, d’une main qui tremblait un peu, introduisait sa clef dans la serrure.
— Allons donc, pensait le policier, éprouvant un secret besoin de se mentir à lui-même pour rattraper un peu son sang-froid, je m’exagère les choses, sans doute. Lady Beltham m’a prévenu, à temps sans aucun doute, je ne vais pas quitter Backefelder. Fantômas échouera dans ses projets et même, qui sait, je réussirai peut-être à l’appréhender comme dans une véritable souricière.
La clef tourna, la serrure grinça, la porte s’ouvrit. Juve pénétra non sans un certain sentiment d’angoisse, non sans une appréhension secrète, dans le vestibule de l’appartement. Il referma sa porte, il tendit l’oreille. Rien. Nul bruit suspect. Il fut sur le point de se railler lui-même pour ses craintes exagérées. Juve avança de trois pas dans le vestibule.