Or, vers dix heures du soir, alors que Juve commençait à désespérer, un bruit de pas hésitants et lourds qui retentissaient dans le silence de la nuit l’avait fait tressaillir. Depuis une heure environ, Juve s’attendait à quelque chose : il avait remarqué que Rita d’Anrémont avait éloigné ses domestiques. Donc, que la demi-mondaine voulait rester seule chez elle, seule avec l’aveugle. Pourquoi ? Bernard venait d’entrer. Les deux « enfants du Lioran » allaient s’expliquer en tête à tête, mais qu’allaient-ils se dire ?
Pour le savoir, Juve s’était agrippé à la vigne vierge, avait escaladé, gagné le balcon du premier étage, s’était installé sur le balcon où s’ouvrait la fenêtre du cabinet de toilette de Rita d’Anrémont, véritable boudoir d’ailleurs, d’un luxe compliqué, délicat, incroyable et que des multitudes de lampes électriques inondaient d’une lumière aveuglante, mais adroitement tamisée cependant, par des verres dépolis. L’œil collé à la persienne, Juve, sans être vu – car du dehors son corps se confondait avec l’ombre environnant la villa, – était aux premières loges. Juve arrivait au moment précis où la scène commençait. Rita d’Anrémont qui, sans doute, avait été au-devant de l’ouvrier, rentrait précisément dans son boudoir et François Bernard venait derrière elle.
Rita d’Anrémont paraissait dans le scintillement de ces lumières douces, rajeunie de quinze ans. Lui, demeurait sur le seuil immobile, tenant du bout des doigts, son chapeau de feutre mou. Il était vêtu d’un complet à carreaux, il avait autour du cou un col proprement repassé, très bas, trop bas peut-être pour quelqu’un qui aurait voulu viser à l’élégance, et sur lequel d’ailleurs remontait une cravate suffisamment assujettie. On devinait, rien qu’à le voir, l’ouvrier endimanché, l’être qui n’a pas l’habitude de la tenue bourgeoise. Et de fait, François Bernard avait une allure piteuse, dans ses vêtements raides et mal faits à sa taille, alors que lorsqu’il portait le bourgeron bleu, le large pantalon à côtes et la ceinture rouge entourant sa taille, il avait une allure martiale en quelque sorte. François Bernard n’avait assurément pas l’habitude d’assister à des spectacles aussi suggestifs. Lorsqu’il était témoin du coucher de sa femme, l’excellente Marie Bernard, lorsque la marmaille tapageuse laissait la mère de famille aller prendre un peu de repos, le déshabillé de la digne épouse ne ressemblait en rien à celui de la capiteuse personne aujourd’hui sous ses yeux. Sans doute,
François Bernard avait bien lu dans les livres des histoires extraordinaires sur les dames élégantes et leur façon de se vêtir, mais c’est à peine s’il osait se souvenir que cette prestigieuse personne, Rita d’Anrémont, n’était autre que Julia Person, sa payse, la fille d’un homme comme lui, et qu’il était épris d’elle et qu’elle lui avait dit être amoureuse de lui.
Bernard parlait bas, d’une voix sifflante et saccadée. Mais, à travers la fenêtre et par delà les persiennes, le son de ses paroles vibrait suffisamment pour que Juve n’en perdît rien. Le policier anxieux de savoir ce qui allait se passer, prêt à surgir, à écarter d’un geste brusque le volet simplement poussé, à briser la fenêtre d’un coup de poing et à pénétrer dans la pièce si sa présence était nécessaire, écoutait toujours. Aux exclamations admiratives de Bernard, alors qu’il exprimait tout son amour, tout son désir, Rita d’Anrémont s’était retournée :
— Ce que je veux, murmura-t-elle, la voix mauvaise, le regard trouble, c’est en finir. Écoute-moi Bernard.
La demi-mondaine saisit par le bras l’ouvrier, elle l’attira contre elle et lui fit sentir la chaleur de ses lèvres, puis lui dit :
— Nous avons déjà bien commencé, il faut continuer, faire mieux encore. Écoute Bernard, tu sais que je t’aime et que si je reste avec lui, c’est uniquement parce qu’il est riche.
— Ah, me parle pas de ton amant.
— Écoute, je t’ai dit que je restais avec lui parce qu’il est riche, et que j’ai besoin d’argent, de beaucoup d’argent. Comme toutes les femmes. Comme tout le monde. Mais je vais te dire une chose, Bernard.
— Quoi donc ?
— Sébastien a une fortune personnelle immense à laquelle je ne puis toucher, mais je sais qu’il a fait un testament en ma faveur. Par conséquent, s’il meurt… As-tu compris ?
— Non.
— Comment, non ? s’écria Rita interdite.
— Je n’ai pas compris. Je ne veux pas comprendre.
La demi-mondaine leva les yeux au ciel. Elle murmura :
— Tu ne m’aimes donc pas, Bernard. Je ne suis donc plus capable de te plaire ?
En disant ces mots, elle se laissait tomber sur l’épaule de l’ouvrier et ses cheveux frôlaient la lèvre, la joue, l’oreille du terrassier. De ses bras vigoureux, il serra la demi-mondaine sur son cœur, l’étreignant à l’écraser :
— Moi ne plus t’aimer. Julie Person, souviens-toi de ce que nous avons déjà fait.
Mais la demi-mondaine ne voulait évidemment pas que le terrassier fît un retour sur lui-même. Elle lui mit la main sur les lèvres pour l’empêcher de poursuivre, et elle changea de ton :
— Déjà je t’ai défendu de m’appeler Julie Person. Je m’appelle Rita d’Anrémont.
— J’aime t’appeler Julie. Ce n’est pas comme ça qu’il t’appelle l’autre, quand il te serre dans ses bras.
— Aucune importance, cria la demi-mondaine. D’ailleurs si c’est pour faire l’imbécile et le sentimental que tu es venu ici, inutile de rester plus longtemps. Je t’ai dit ce que je voulais pour assurer notre bonheur. C’est sa mort à lui, à l’autre, comme tu dis. Si tu as quelque chose dans le ventre, si tu n’as pas froid aux yeux, Bernard, prouve-le. Choisis. Moi, je suis la récompense.
Elle s’offrait à lui, mais brusquement, Bernard sursauta. Il venait d’entendre du bruit. La porte du boudoir s’ouvrit lentement.
Rita d’Anrémont n’avait pas bronché. Du doigt qu’elle mit sur ses lèvres, elle signifiait au terrassier de ne pas bouger. La porte, cependant, s’était grande ouverte, on entendit sur le parquet d’un couloir voisin des pas hésitants et feutrés. Qui arrivait ainsi ? L’homme qui s’avançait à tâtons, malgré la lumière, c’était Sébastien.
— J’ai entendu du bruit, murmura-t-il, est-ce toi, Rita ?
Le terrassier ne bougea pas. Cependant son regard, terrifié et terrible à la fois, ne quittait pas le visage de Sébastien, aux énormes orbites noires, cependant qu’au lieu et place des paupières couraient de longues cicatrices boursouflées de bourgeons rouges.
Ah, ce visage ! À droite de la bouche, la lèvre était déchirée, un lambeau de chair semblait pendre, comme mort ; les narines rongées comme par un lupus ; sur le cou, sur le front, partout les taches laissées par le corrosif, taches suppurantes encore la veille, et qui traçaient des étoiles roses sur la peau jaune. Cependant, guidé par son amour, Sébastien, lentement, avec des souplesses et des adresses d’aveugle, s’était rapproché de Rita qu’il entendait, disait-il, respirer. Puis, caressant, tendre, pour la jolie femme qu’il voyait toujours comme il l’avait connue, il l’attirait auprès de lui, la faisait s’asseoir sur un divan très bas. Sébastien l’enlaçait doucement dans ses bras maigres, puis, les lèvres de l’aveugle cherchaient celles de l’aimée et leurs deux bouches se confondirent dans un interminable baiser.
Mais brusquement, Rita d’Anrémont toute pale, s’arrachant à l’étreinte, se redressa, s’écarta de son amant :
— Non, non, hurla-t-elle, pas ici, jamais, jamais.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Sébastien interdit.
Comment aurait-il su qu’elle ne lui parlait pas à lui ? La demi-mondaine, en effet, alors qu’indifférente elle s’abandonnait à l’étreinte de Sébastien, avait jeté les yeux sur Bernard. La figure de l’homme l’avait terrifiée. Le terrassier n’était plus le fauve qui recule, mais le tigre altéré de sang, le jaguar prêt à bondir. L’homme qui, quelques instants auparavant, hésitait à commettre un crime, venait de se décider.