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Il s’était emparé d’un couteau placé à sa droite, tout son corps frémissait, déjà il avait le bras levé. Son poing allait s’abattre.

Ce n’était ni le lieu ni le moment songeait Rita et elle s’était lancée au cou de Bernard. Ce dernier parut s’apaiser : Rita d’Anrémont prenant ses lèvres, les écrasait sous les siennes.

Une voix plaintive retentit. C’était Sébastien qui, brassant les ténèbres de ses mains décharnées, interrogeait :

— Rita, qu’es-tu devenue ? Je t’entends, tu fais du bruit, mais que se passe-t-il ?

— Je me suis cognée dans un meuble, je me suis fait un peu mal, mais ce n’est rien. Qu’est-ce que tu veux ?

— Rita, ma gentille petite Rita, tu vas m’aider. J’ai quelque chose à faire d’important et je compte sur ton obligeance.

— Bien sûr, quoi mon lapin ?

— Tu sais que je vais avoir bientôt la visite de mon frère aîné, de mon frère Nathaniel.

— Je sais, et c’est bien pour te faire plaisir et ne pas avoir l’air de t’accaparer comme ils le disent, que je t’ai conseillé de le recevoir. Mais prends garde, méfie-toi, Sébastien, méfie-toi de lui.

L’aveugle hocha la tête, plissa le front d’un air ennuyé :

— Laissons cela, Rita, c’est mon frère. Je suis tout à fait de ton avis, il y a des reproches qu’il me déplairait d’entendre. C’est justement à ce sujet que tu vas m’aider.

— Ah ?

Sébastien tira son portefeuille de sa poche, il y saisit des feuilles de papier timbré surchargées de cachets et de signatures.

— Ma bonne petite Rita, je vais t’expliquer. Tu n’entends rien aux affaires, et les questions d’argent sont parfaitement indifférentes au joli oiseau chanteur que tu es. Ces papiers sont des traites, des reconnaissances de dettes souscrites il y a déjà pas mal de temps à de vilaines gens, à des usuriers. Ces personnages me prêtaient à peu près la moitié de la somme, que je m’engageais à leur rembourser, c’est l’usage, paraît-il, et j’étais bien forcé de m’y soumettre. Toutefois, lorsque j’ai pu disposer de ma fortune, ces oiseaux de proie se sont naturellement précipités sur moi. Ils m’ont tendu comme des menaces ces paperasses portant ma signature, et j’ai payé… payé… payé… mais maintenant, les papiers sont entre mes mains, je les garde et je veux les garder si bien que nul ne pourra plus jamais les retrouver.

— Que veux-tu donc en faire ?

L’aveugle, avec une nuance de tristesse, poursuivit :

— Ces traites sont libellées de telle sorte, je te demande pardon, ma petite Rita, de t’ennuyer de tous ces détails, mais c’est dans ton intérêt également que je te fournis ces explications, ces traites, donc, sont libellées de telle sorte qu’il suffirait maintenant que quelqu’un s’en emparât pour qu’on puisse, en me les faisant présenter par un homme de loi, m’obliger à les payer à nouveau. Ce serait vraiment désagréable et parfaitement inutile. De plus, je ne veux pas que mon frère sache jamais que j’ai donné des signatures et des signatures, il faut que je te l’avoue, mais tu en garderas le secret, parce que c’est grave, des signatures qui ressemblaient à la sienne, ma petit Rita, à celle de mon frère, que j’avais imitée pour me procurer de l’argent. Si je n’avais pas eu ma fortune pour payer, c’était plus que la ruine, c’était pour moi le déshonneur.

— Mon pauvre, pauvre petit, murmura Rita d’Anrémont, faut-il que tu m’aies aimée pour avoir fait cela.

— Que je t’aie aimée ? ce n’est pas assez, que je t’aie adorée et que je t’adore encore, demain plus qu’aujourd’hui.

— Mon chéri, mon chéri, balbutiait Rita d’une voix qu’elle faisait savamment trembler d’une émotion factice cependant que tout en répondant à Sébastien, elle maîtrisait sous la fascination de son regard Bernard, toujours dans son coin, témoin involontaire de cette scène d’aveu.

— Le seul moyen d’être à l’abri, avait repris l’aveugle, c’est de brûler ces traites. Tout à l’heure, j’ai voulu le faire, lorsque j’étais seul dans le bureau, mais je n’ai pas osé. Je suis infirme, incapable désormais d’agir par moi-même. J’ai eu peur d’incendier la maison en commettant quelque maladresse, et alors je suis venu, comme attiré par un lien invincible, me disant que mon ange gardien aurait des yeux et des gestes qui se substitueraient aux miens.

— Tu as bien fait, murmura Rita qui jeta un regard farouche du côté de Bernard, lequel, abasourdi, ne comprenait pas encore la pensée machiavélique qui venait de germer dans la cervelle de la demi-mondaine.

— Allume le gaz de la cheminée, Rita. Puis tu y jetteras ces papiers et tu les verras se consumer les uns après les autres. Lorsqu’ils ne seront plus que des cendres impalpables, je serai rassuré. Nous serons tranquilles.

Rita d’Anrémont flamba une allumette. Le gaz ronfla. Guidé par sa chaleur, Sébastien s’en approchait, mais sa maîtresse l’arrêta :

— Pas si près, dit-elle, tu pourrais te brûler, te faire mal, mon pauvre chéri. Donne-moi tes papiers.

L’aveugle obéit. Une à une, les traites passèrent de ses mains amaigries aux doigts roses et fuselés de la demi-mondaine ; celle-ci, par manière de plaisanterie, annonçait tout haut les sommes que représentait chacun de ses papiers :

— Dix mille. Cinquante mille. Vingt-cinq mille. Encore vingt-cinq mille. Trente mille. Quatre-vingt mille.

— Une fortune engloutie, soupira Sébastien.

— Une fortune, répéta Rita d’Anrémont sur un ton énigmatique.

Puis au fur et à mesure que les secondes passaient, Rita d’Anrémont fit crépiter dans la flamme du gaz les petits morceaux de papier ramassés dans la pièce, une fumée âcre montait.

— Ça brûle, s’écriait Sébastien, je sens l’odeur.

— Oui.

Mais cependant qu’elle faisait se carboniser des paperasses sans importance, de la main qui lui restait libre, elle tendait les traites intactes à Bernard.

Puis, elle lui fit signe des yeux de les prendre et Bernard, ne comprenant pas, mais obéissant, tendit la main et prit les documents.

— C’est fini, s’écria la demi-mondaine, mon cher Sébastien, tu vas dormir tranquille.

— Tranquille. Entre tes bras.

La jeune femme, jusqu’alors agenouillée devant le poêle à gaz, s’était relevée, elle entraîna son amant hors du boudoir. On entendit leurs pas se perdre dans le couloir qui conduisait à la chambre à coucher. Mais quelques secondes plus tard, Rita revenait et soufflait à l’oreille de Bernard :

— Va-t’en, maintenant, tu vois ce que j’ai fait, non seulement nous tenons sa fortune, mais encore son frère marchera. N’oublie pas ta promesse. Songe que je t’aime. Que je voudrais me donner à toi tout entière, et qu’il me faut subir encore ses odieuses caresses. Songe à nous, Bernard. L’heure de la vengeance va bientôt sonner, et ce sera ensuite, pour nous qui nous aimons, le bonheur.

***

Saisi par la froideur de la nuit, titubant comme un homme ivre, Bernard, qui en multipliant les précautions, s’était sauvé de l’hôtel somptueux qui abritait sa maîtresse maintenue dans ce luxe comme dans une prison dorée, se trouvait désormais au milieu de l’avenue du Bois-de-Boulogne déserte à cette heure avancée de la nuit.

Bernard tenait encore à la main les traites que, quelques instants auparavant, Rita d’Anrémont l’avait chargé de conserver. Il se rendait mal compte de l’usage qu’on allait faire de ces papiers, mais il obéissait, subjugué, envoûté par cette femme qui le terrorisait, en même temps qu’il sentait son amour pour elle s’accroître d’heure en heure.

Soudain, le terrassier lâcha un juron, poussant un cri étouffé qui s’étranglait dans sa gorge.

Quelqu’un venait de le saisir par le bras et il se sentait maîtrisé, comprimé comme dans un étau. C’était un hercule à coup sûr qui lui faisait sentir sa force.

Le terrassier se retourna, vit un homme d’une quarantaine d’années, au visage glabre, aux yeux étincelants. C’était l’homme qui ne le lâchait pas.

— Allons, ordonna-t-il d’une voix brève et autoritaire, donne-moi ces papiers.

— Mais, balbutia l’ouvrier.