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— Donne, te dis-je, ou je t’abats comme un chien.

L’agresseur de l’ouvrier appuyait sur la poitrine de ce dernier le canon d’un revolver. Bernard trembla, obéit.

— Voilà, dit-il, mais qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

— Que t’importe ? répondit l’inconnu. Je suis la police, et si tu fais un mouvement, un geste, je te flanque en prison.

— Laissez-moi, implorait l’ouvrier.

Son agresseur parut hésiter un instant :

— Je t’épargne, dit-il, si tu m’obéis. Tu es en train de te perdre, Bernard, et pour peu que tu continues, c’est l’échafaud qui t’attend. Fais attention. Songe, que jusqu’à présent, tu as été un brave ouvrier, un honnête homme, un bon père de famille. Il est temps de te ressaisir, obéis-moi. Jure sur la tête de ta femme, sur celle de tes enfants que tu aimes, jure que tu ne retourneras pas chez Julie Person. Que tu ne la reverras jamais.

Terrifié, par cette apparition soudaine, anéanti, terrorisé à l’idée qu’on savait qui il était, ce qu’il allait faire, le terrassier était incapable de résister à l’ordre qu’on lui donnait :

— Je vous promets, je jure, dit-il enfin d’une voix blanche. Grâce. Épargnez-moi. C’est vrai. Je suis un misérable. J’ai failli tuer, j’ai failli…

Et à ce moment, en effet, François Bernard sentait toute l’horreur de sa conduite, entrevoyait avec effroi l’abîme de douleurs, de déshonneur, de fange et de sang, devant lui.

Mais l’inconnu l’interrogeait encore :

— Dis-moi, Bernard, hier, tu es allé porter une lettre que tu as glissée sous une porte, rue Bayen. Qui t’avait chargé de cette commission ? Allons, parle, explique-toi. Il faut dire la vérité, ou sans quoi…

— Cette lettre, voilà trois jours que j’aurais dû la porter à ce monsieur de la rue Bayen, et puis je l’avais oubliée dans ma poche. J’ai fait la commission dès que je me suis souvenu. On m’avait donné dix francs.

— Qui ? mais qui ? interrogeait rageusement l’inconnu.

Le terrassier parut chercher dans sa mémoire :

— Une dame, dit-il, une dame du grand monde, que je connais pour l’avoir vue quelquefois. Elle est toujours vêtue de noir, c’est une personne bien charitable, qui jusqu’à présent nous aidait à payer notre loyer.

— Son nom ?

— Je ne le sais pas très bien, fit le terrassier, mais je crois que c’est madame Gontier, Gauthier…

— Bien, dit l’inconnu, tu n’as pas menti. Je te laisse libre. Rentre chez toi, Bernard, mais prends bien garde et souviens-toi de ton serment.

Sur ce, Bernard, enfin libéré, s’en alla, et l’homme qui l’avait confessé murmura :

— Ce pauvre Sébastien vient de l’échapper belle. Décidément ma soirée n’a pas été perdue.

C’était Juve qui venait de parler ainsi presque à haute voix, dans le silence de la nuit.

15 – LA CHAMBRE VIDE

D’un pas léger, du pas que prend volontiers un homme content de lui, satisfait de la tournure des événements et plus satisfait encore de la façon dont il a su les plier à sa volonté, les accommoder à ses besoins, Juve se dirigeait vers les quais d’embarquement de la gare du Nord :

— C’est bien le train pour Valmondois ?

L’employé qui sifflait un air de valse grogna une réponse affirmative :

— C’est bien le train pour Valmondois. Oui. C’est là que vous allez ?

— Probablement.

— Faites voir votre billet ?

Juve tendit son coupon. L’homme, à l’aide d’une pince, sans but apparent, sans utilité bien réelle, découpa un mince confetti, puis, il le tendit à Juve :

— Le convoi de droite, annonça-t-il, les voitures de tête.

Que faire en wagon à moins que l’on ne songe ?

Et Juve, tout naturellement, tandis que le train s’attardait en gare du Nord, tandis qu’il démarrait pesamment, tandis qu’il filait enfin au long des voies, songeait à tous les événements mystérieux dont il venait d’être témoin, auquel il était mêlé et dont peut-être il commençait à entrevoir la trame, la raison d’être.

— Rita d’Anrémont est une coquine, posait-il en principe. Son malheureux amant, ce jeune Sébastien Marquet-Monnier est un sympathique imbécile. Quant au terrassier François Bernard, ou je me trompe fort, ou il joue simplement dans toutes ces affaires le rôle d’un polichinelle, d’un pantin, d’une marionnette dont Rita d’Anrémont tient les fils et qui, à sa volonté, exécute les plus fantastiques pirouettes, les pitreries les plus farces. Les plus lugubres aussi. C’est lui peut-être, sans doute même, n’en déplaise à Jérôme Fandor mon subtil ami, qui a vitriolé Sébastien, c’est certainement Rita d’Anrémont qui profite du cambriolage. En tout cas Rita, d’Anrémont se prépare à faire chanter de bonne manières Nathaniel Marquet-Monnier. Elle a merveilleusement conçu son plan en profitant de la cécité de Sébastien et j’ai non moins merveilleusement combiné mon affaire en me jetant au travers de ses projets criminels. N’empêche, les traites, je les ai, je les garde, momentanément du moins, car tout à l’heure, elles vont passer de ma main dans celle du principal intéressé, de ce rigide et hautain Nathaniel, qui sera vraisemblablement, plus que surpris de cette restitution en quelque sorte in extremis, à laquelle il doit être fort loin de s’attendre. En ce qui concerne la tentative d’assassinat et le cambriolage de la Villa Saïd, je puis admettre que je suis renseigné, à peu de chose près. Il n’en demeure pas moins que je ne comprends rien encore aux liens qui doivent unir cette affaire avec le double vol dont a été victime cet excellent et flegmatique Backefelder.

Et, comme chaque fois qu’il pensait au vol dont Backefelder avait été le piteux héros, Juve ne pouvait s’empêcher de tressaillir. Pourquoi ?

À cause d’une silhouette, celle d’un homme vêtu de noir dont le visage était masqué d’une cagoule, la silhouette de Fantômas qui, à coup sûr, avait combiné et mené à bien le vol des millions de Backefelder.

Et puis, tout s’embrouillait.

Que Rita d’Anrémont eût dépouillé son amant Sébastien en cambriolant elle-même son hôtel, c’était simple. Que cette même Rita d’Anrémont, plus tard, eût tenté de s’emparer de traites déjà payées par Nathaniel Marquet-Monnier pour obtenir un second paiement du banquier, c’était limpide encore. Mais que fallait-il conclure du fait que Rita d’Anrémont, coupable dans ces affaires, connaissait le terrassier François Bernard, lequel servait d’intermédiaire à une certaine M me Gauthier, qui n’était autre que lady Beltham ?

Juve, sourcil froncé, retournait dans sa tête les données du problème :

— Bah, finit-il par se dire, à chaque jour suffit sa peine. Commençons par le commencement. J’ai dans ma poche les traites volées par Rita, reprises par moi à François Bernard et que je vais restituer à Nathaniel Marquet-Monnier. Ne cherchons pas plus loin.

Le train arrivait à Valmondois. Juve sauta sur le quai. Le banquier habitait une petite île verdoyante.

— Joli séjour, charmant pays, pensait Juve.

Le jardin soigneusement entretenu occupait toute la pointe de l’île. Bordée sur trois de ses côtés par la rivière même, la maison était construite à l’extrémité même de l’île, sur l’eau.

La propriété, une grande maison bâtie en pierres de taille avec un toit d’ardoises, ne témoignait d’aucun goût artistique mais seulement de la prospérité des affaires du banquier.

Juve sonna, resonna. En vain. Des lueurs se voyaient cependant aux fenêtres de la maison. Il y avait assurément du monde, on devait l’entendre.

— Fâcheuse idée que j’aie eue là, soliloqua le policier, de venir à Valmondois à six heures du soir. J’aurais dû venir ce matin. Oui, mais ce matin je n’aurais sans doute pas rencontré Nathaniel et c’est Nathaniel que je veux voir.

Juve, en cet instant, ébranlait pour la cinquième fois, avec une vigueur furieuse, le pied de biche :

— Tiens, on dirait que cette sonnette ne fonctionne pas. Je n’entends pas de bruit.

Puis, comme personne ne venait, il se décida tout simplement à franchir la haie d’épine. La haie passée, Juve, tranquillement, longea l’allée, gagna le perron de la villa, heurta du doigt la porte. Cette fois on l’entendit. On devait même l’entendre avec un certain étonnement car il vit une femme de chambre se précipiter pour lui ouvrir la porte. Derrière la jeune bonne, une dame d’une trentaine d’années, en robe foncée, toisa dédaigneusement Juve :