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Pendant ce temps, Nathaniel et Sébastien étaient tombés dans les bras l’un de l’autre, et l’aveugle, la tête appuyée sur l’épaule de son aîné, avait sangloté doucement.

Nathaniel s’était mépris sur la nature de cette émotion. Il était convaincu que son frère revenait à de meilleurs sentiments :

— Mon pauvre Sébastien, avait-il déclaré, quel chagrin tu nous as fait et quel mal tu nous fais encore… mais hélas ! Le ciel s’est vengé terriblement, mon pauvre, pauvre enfant. Écoute, maintenant nous nous sommes retrouvés, il ne faut plus nous quitter.

Déjà Nathaniel reprenait le ton autoritaire et brutal qui était l’expression même de son caractère. Et malgré lui il ordonnait ;

— Tu vas revenir à Valmondois. Pendant quelque temps, nous ne recevrons personne. Jusqu’à présent, dans notre monde, on ignore sinon ton infirmité, du moins le scandale. Il faut que l’on t’oublie pendant quelque temps, après quoi nous verrons à arranger les choses, à donner une explication. J’en ai déjà parlé avec ta belle-sœur. Elle est de mon avis.

Mais à ces mots, Sébastien avait reculé, stupéfait :

— Il était convenu, dit-il, que lorsque nous nous verrions il ne serait pas question de ma vie privée. Je t’ai déjà dit là-dessus ma façon de penser. Tu m’as fait connaître la tienne. Nous nous sommes éclairés l’un et l’autre sans nous convaincre. J’ai l’âge de raison. J’agirai comme je l’entends.

— Mon pauvre Sébastien, tu déraisonnes, tu es fou, tu as perdu toute idée du sens moral, tu ne te rends pas compte que tu mènes une existence à la fois stupide et scandaleuse. Songe donc ce que l’on dirait si dans notre monde on te savait vivant maritalement avec une fille, avec une Rita d’Anrémont, demi-mondaine connue sur les champs de course et dans les tripots, à vendre.

— Ah, dit Sébastien, tais-toi, je t’interdis, entends-tu, de parler ainsi d’une femme que j’aime, qui s’est dévouée pour moi, qui se dévoue encore, qui est prête à tout rompre, à tout abandonner pour attacher son existence à la mienne.

— Imbécile, tu ne vois donc pas que c’est une coquine, qui te roule, qui te vole.

— Nathaniel, retire ce que tu viens de dire là, ou, de ma vie, je ne te reverrai.

— Elle te vole, te dis-je, elle te compromettra, elle te fera chanter comme une infâme qu’elle est. Je n’ignore pas ce que tu as fait, Sébastien, des emprunts à des usuriers, des traites, des faux.

— Comment sais-tu ?

— Je sais, poursuivit Nathaniel, que cette fille, ta maîtresse, a indignement abusé de ta confiance. Elle a sauvé du feu les documents que tu voulais faire disparaître. Elle les a donnés à un homme qu’elle entretient sans doute, à un souteneur, à un apache comme elle seule peut en connaître, et tu verras tôt ou tard se dresser ces papiers devant toi comme autant de menaces pour ton honneur, pour l’honneur de ta famille.

— C’est trop facile d’affirmer. As-tu vu ces traites ?

— Je les ai vues, de mes yeux vues. Elles ont été en ma possession.

— Donnes-les-moi. Fais-les-moi sentir, toucher.

— Je te les donnerai, je te les donnerai un jour, ces preuves.

— Donne-les-moi tout de suite, à l’instant même.

Nathaniel fut bien obligé de reconnaître qu’il ne le pouvait pas.

— Menteur, menteur, hurla Sébastien, lâche accusateur de femme, oui, je me rends compte maintenant de ton désir, de tes projets. Pour me faire abandonner ma maîtresse, pour m’arracher à l’affection de celle qui m’a soigné dans mon malheur avec un dévouement admirable, qui consent, qui insiste, qui exige même de sacrifier son existence facile et gaie pour s’attacher à la mienne, misérable et finie, tu veux m’en séparer, tu veux l’arracher de mon cœur, de mon intimité. Ce que tu fais est odieux ! Tu mens. Je sais pourquoi. Tu crains que mon mariage ne fasse du bruit, qu’on en parle. Car j’épouserai Rita d’Anrémont, tu entends. Rappelle-toi que je suis libre, libre de moi, libre de ma fortune ! Parbleu, c’était l’idéal pour toi, un frère célibataire et aveugle par-dessus le marché, le plan que tu as ourdi avec ma belle-sœur, de ton propre aveu même, est une malice cousue de fil blanc. Enfermer l’infirme que je suis dans ta maison de campagne, ne pas me lâcher d’une semelle pour mieux me surveiller, me mettre en prison, me capter matériellement et moralement pour que le jour où je mourrai, la fortune économisée, la fortune qui m’appartient devienne la tienne, celle de tes enfants. Oh, décidément, Nathaniel, tu es un grand homme d’affaires et un remarquable banquier. Si c’est tout cela que tu avais à me dire, nous en avons terminé. Adieu, tu as voulu me briser le cœur, c’est lâche ce que tu as fait. Il est exact que j’ai commis une faute, que j’ai signé jadis des traites d’un nom que je n’aurais pas dû prendre, du tien, mais à tout péché miséricorde, et si j’ai péché, un terrible châtiment fait pardonner mes fautes. Abusant de ce que tu as pu apprendre, tu es venu me jeter à la face cette boue, et cela dans l’ignoble intention de semer le doute dans mon esprit, de discréditer celle que j’aime plus que tout au monde.

Épuisé par cet effort, l’aveugle étouffa. Ses joues devinrent blêmes. Il défaillait. Ses bras battirent l’air et l’infirme infortuné serait tombé en arrière si son frère ne l’avait retenu. Mais deux personnes avaient été témoins de la fin de cette scène tragique. C’étaient Juve, qui surveillait de près ce qui se passait, et Rita d’Anrémont.

Et l’aveugle, revenu à lui, sentit que quelqu’un écartait son frère, puis l’étreignait. C’était Rita d’Anrémont.

— Sébastien, mon Sébastien, s’écria-t-elle d’une voix tremblante d’angoisse, c’est moi, c’est ta Rita, reviens à toi. N’aie pas peur. Que t’a-t-il dit ? Que t’a-t-il fait ?

Le jeune homme, incapable de répondre, laissait aller sa tête sur l’épaule de sa maîtresse :

— Partons, murmura-t-il enfin à son oreille. Mon frère est un monstre, un lâche. Il a voulu me déchirer le cœur. Il a voulu m’arracher à toi.

Rita d’Anrémont foudroya du regard Nathaniel abasourdi :

— Ah, c’est mal, monsieur, dit-elle, bien mal ce que vous avez fait là. Je ne suis qu’une pauvre fille qui n’a pour elle que son amour, mais cet amour est plus fort que tout. Plus fort que vos conventions, que vos idées étroites. Vous pouvez être sûr que, quoi qu’il arrive, quoi que vous fassiez, ma vie est désormais rivée à celle de Sébastien.

— Partons, dit l’aveugle.

L’aidant à reculer, Rita d’Anrémont entraîna Sébastien. Juve regarda Nathaniel qui demeurait atterré, immobile au milieu du sentier.

— Eh bien ? demanda le policier, qu’avez-vous dit ? qu’avez-vous fait pour déterminer cette scène ?

— Peut-être, avoua le banquier, ai-je été maladroit. Je n’y peux rien. C’est mon caractère d’aller droit au but.

— Conclusion : tout m’a l’air d’être irrémédiablement rompu, désormais, entre votre frère et vous.

— Eh bien, tant pis ! hurla le banquier qui ne se possédait plus.

— Je crois, monsieur, dit Juve, que pour le moment nous n’avons plus rien à nous dire.

Et le policier coupa à travers bois.

— Avec ces caractères entiers et bornés, il est impossible d’arriver à quoi que ce soit, se disait-il.

Puis sa pensée se reporta sur l’aveugle.

— Le pauvre garçon, il ne sait pas ce qui l’attend.

18 – LADY BELTHAM CHEZ THORIN

— Jérôme !

De sa voix bourrue, le bienfaisant Célestin Labourette venait d’appeler à son aide son domestique. Et maintenant il lui déclarait :

— Jérôme ! donne-moi une allumette c’est l’heure sainte et sacrée de la pipe. Allons, grouille-toi mon garçon. Il est absolument temps que je fume, ou je deviens enragé.

Jérôme Fandor frotta une allumette, la tendit à son patron :

— À votre santé, Monsieur.

— À la tienne, mon garçon.

Célestin Labourette s’entourait d’un nuage bleuâtre des plus propices à la rêverie. C’était l’instant que Jérôme Fandor attendait depuis le matin.