— Crédibisèque, avait juré Fandor, ça y est, je suis brûlé. Ma folle poursuite en fiacre a attiré l’attention de lady Beltham. Elle s’est rendu compte qu’on la poursuivait. Je ne saurai rien aujourd’hui par elle. Bigre de bigre, ça va me coûter chaud, cette affaire-là. Cent francs à mon cocher, cinq ou six francs à ce taximètre. Et tout cela peut-être pour faire chou blanc.
Après les rues excentriques du quartier de la Villette, le coupé avait tourné dans la rue Lafayette qu’il descendait à grande allure. Puis, l’itinéraire changea encore une fois. Un brusque crochet amena voiture poursuivante et voiture poursuivie par la rue du Faubourg-Poissonnière, encombrée de fardiers pesants, jusqu’aux grands boulevards.
— Où diable s’en va-t-elle ? se demandait Fandor.
Le coupé de maître obliqua vers la Bourse, longea le Théâtre Français, puis vira sur la place du Palais-Royal. Jérôme Fandor abaissa les rideaux de son taxi :
— Sapristi, pensa le journaliste, je suis joué, elle va au magasin du Louvre, je vais la perdre dans la cohue.
Jérôme Fandor, par bonheur, n’était pas homme à abandonner la lutte. Après avoir baissé les rideaux bleus garnissant les portières de son propre taxi-auto, il manœuvra de façon à baisser la glace qui le séparait du chauffeur :
— Attention, commença-t-il, ne vous retournez pas et écoutez-moi, ayez l’air d’être en maraude. Zut pour les contraventions que vous recevrez. Écoutez les instructions qui vont être données au cocher de ce coupé.
Et pour que ses paroles eussent plus de poids, Fandor affirmait à son wattman :
— Je suis de la police.
Et tandis qu’un sergent de ville commençait à réprimander vertement son chauffeur, Jérôme Fandor entendait distinctement lady Beltham dire à son cocher :
— J’en ai pour une demi-heure, allez m’attendre devant le ministère des Finances, je vous retrouverai là.
***
— Écoutez, dit Fandor au conducteur qui l’avait conduit, vous ne vous doutez pas de l’importance de la poursuite que nous venons de réussir, mais elle n’est pas finie. Voici ce que nous allons faire : vous allez changer de place avec moi. Prenez mon manteau, c’est moi qui conduirai ce fiacre. Vous en descendrez d’ailleurs ostensiblement quand vous m’entendrez frapper au carreau, vous aurez l’air de me payer. Je veux que l’on croie ma voiture vide.
— Monsieur veut conduire mon fiacre ? Mais si la compagnie le savait ? Si un inspecteur ?
— Assez, je ne vous demande pas votre avis, je vous donne des ordres.
Et comme le wattman semblait peu convaincu, Jérôme Fandor n’hésita pas.
Il prit son portefeuille, en tira une carte de la Bibliothèque Nationale qu’il montra une seconde au digne conducteur du taxi :
— Voici mon brevet d’agent de police et pour vous indemniser de votre journée, voici cinquante francs.
Jérôme Fandor, en même temps, songeait :
— Zut, j’ai donné cent francs tout à l’heure, tâchons de diminuer les prix et de faire des économies.
En même temps, il ajouta :
— D’ailleurs, vous ne risquez rien. Je prends toutes les responsabilités à mon compte. Allons, dépêchez-vous. Rendez-vous ce soir à minuit à l’Arc de Triomphe, je vous y rendrai votre véhicule.
Terrorisé par la manière brusque du journaliste, émerveillé par la carte qu’il venait d’entrevoir, le chauffeur ne fit plus de difficultés.
En une seconde, il eut revêtu le veston de Fandor, se fut coiffé de son chapeau et le journaliste lui-même faisait un très présentable wattman, engoncé dans le lourd paletot bleu de son chauffeur, le front recouvert de la casquette.
— Montez, ordonna Fandor, et soyez prêt à descendre dès que j’arrêterai lorsque je frapperai au carreau.
Ce travestissement rapide n’avait duré que quelques secondes. Jérôme Fandor pilotant avec habileté le taxi-auto dont il était maintenant le chauffeur, retrouva rapidement, rangé devant le ministère, le coupé de lady Beltham. Il alla stationner quelques mètres plus loin :
— Au volant, pensait le journaliste, je suis sûr de ne pas laisser échapper le coupé. De plus, si par hasard je m’aperçois que lady Beltham surveille mon véhicule, je n’aurai pour atténuer ses craintes qu’à faire descendre mon chauffeur. Elle ne le reconnaîtra pas et comme, à coup sûr, elle ne pensera pas à m’identifier sous mon costume de wattman, je pourrai la filer tant que je voudrai.
Vingt minutes plus tard, lady Beltham rejoignait son coupé, donnait une adresse à son cocher, le véhicule tournait rue de Rivoli, partait dans la direction de la Concorde. Derrière lui, le taxi-auto de Jérôme Fandor s’ébranla.
C’est d’un bon train que son coupé suivit la rue de Rivoli, traversa la place de la Concorde, grimpa l’avenue des Champs-Élysées.
— C’est à l’Étoile que ça va se décider se dit Jérôme Fandor. De quel côté va-t-elle tourner ?
Le coupé ne tourna pas. Il contourna l’Arc de Triomphe, puis descendit l’avenue de la Grande-Armée.
— Mon Dieu, songea Jérôme Fandor, où diable s’en va donc lady Beltham ? J’imagine que nous n’allons pas franchir l’octroi et sortir de Paris ?
Jérôme Fandor se trompait. Le coupé de lady Beltham franchit la grille, fila par la rue de Chartres, vers le cœur de Neuilly.
Comme il franchissait l’octroi, le chauffeur passa la tête à la portière :
— Hé, monsieur, vous oubliez de déclarer l’essence.
— L’essence, je m’en fous, ne vous occupez pas de cela, je vous paierai les droits de réintroduction.
Le cocher abasourdis, se demandant sérieusement s’il n’avait pas laissé monter sur son siège un fou dangereux, n’insista pas. Jérôme Fandor, au volant, continuait à réfléchir :
— L’église de Neuilly, le boulevard Inkermann, ah çà… est-ce que par hasard ?
Et soudain, comme le coupé opérait un virage savant pour prendre une étroite petite rue proprette, Jérôme Fandor retint mal un juron :
— Ah, nom de Dieu, je m’en doutais, mais qu’est-ce que cela peut donc vouloir dire ?
Sur une plaque indicatrice, Jérôme Fandor avait lu : « Rue Perronet ».
Quelque temps encore le taxi-auto poursuivit le coupé, puis le coupé s’arrêta et Jérôme Fandor vit lady Beltham en descendre pour entrer à une petite porte, la porte d’un grand établissement aux airs de couvent, que le journaliste reconnut parfaitement. Lady Beltham venait de pénétrer dans le bureau de placement Thorin.
19 – DE L’AMOUR À LA MORT
Ni Sébastien ni la belle Rita ne furent au déjeuner auquel ils devaient assister.
L’après-midi, Rita d’Anrémont, soucieuse et perplexe, mais ne négligeant pas cependant pour cela les exigences de sa vie de plaisir, s’en était allée à un thé rejoindre des amies. L’une d’elles avait insisté pour que Rita restât dîner avec elle, et après de nombreuses hésitations, la demi-mondaine à qui son rôle de garde-malade commençait à peser, avait décidé d’accepter la proposition de son amie et de ne pas revenir chez son amant. Elle avait donc téléphoné pour solliciter l’autorisation de Sébastien, qu’elle savait être accordée d’avance.
Le jeune homme était resté seul dans le grand hôtel vide et morne. On lui avait servi son repas. Il mangea du bout des lèvres, puis, toujours très troublé et plus soucieux assurément qu’il ne voulait le paraître, Sébastien s’était retiré dans son cabinet de travail. Ce bureau étant son véritable chez lui, il en reconnaissait tous les objets familiers rien qu’au toucher.
Sébastien, sitôt son dîner terminé, avait congédié M me Casimir, la femme du concierge qui provisoirement assurait le service en attendant que Rita d’Anrémont eût engagé des domestiques. Et ce soir-là, l’infortuné aveugle, plus morose qu’à son ordinaire, isolé dans sa tristesse et ses ténèbres perpétuelles, avait voulu être plus seul encore.