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Il était environ neuf heures du soir lorsque des pas furtifs retentirent dans le vestibule du rez-de-chaussée.

Sébastien prêta l’oreille et, avec une certaine surprise, il entendit que l’on montait l’escalier conduisant au premier étage où il se trouvait.

— Qui va là ? cria brusquement l’aveugle inquiet.

Le bruit, cependant, s’était arrêté, bien que Sébastien ait cru deviner que la porte donnant dans son cabinet de travail s’ouvrait.

À tout hasard Sébastien répéta :

— Qui va là ?

L’infortuné crut défaillir, une voix inconnue, grave et sourde, répondait :

— C’est moi, n’ayez pas peur.

— Qui que vous soyez, supplia Sébastien, épargnez un malheureux. Je suis aveugle : Si vous venez pour voler, volez mais ne me tuez pas. Soyez tranquille, même si je le voulais, je ne pourrais pas vous dénoncer.

— Ce n’est pas un voleur, monsieur, qui se présente devant vous, c’est un misérable, un criminel, mais un criminel repentant. C’est vous que je viens voir, je souffre le martyre, il faut que je parle.

— Au secours.

— Remettez-vous, monsieur, n’ayez pas peur, je vous jure qu’il ne vous sera fait aucun mal, bien au contraire. Écoutez…

— Mais, pour l’amour de Dieu, expliquez-vous.

— Laissez-moi parler.

— Parlez.

— Monsieur, il y avait, voici quinze ans au moins de cela, dans une bourgade au fond du Limousin, à Saint-Symphorien, un jeune ouvrier et une jeune paysanne qui se connaissaient d’être voisins, de se rencontrer sur la route. Puis un beau jour, au printemps, ils s’étaient connus mieux. Leurs intentions étaient pures. Ils ne formaient qu’un projet : c’était celui de s’unir devant la loi et devant le prêtre. Le jeune homme, sur ces entrefaites, partit au régiment. La jeune fille, vint à Paris.

— Où voulez-vous en venir ?

— Je ne suis qu’un simple ouvrier, un terrassier, monsieur, père de famille. Je m’appelle François Bernard, et, jusqu’à présent, je n’avais jamais commis de mauvaise action.

— Qu’est-ce que vous voulez ? Un secours ? Une charité ? Ce n’est vraiment pas l’heure. Je me demande comment vous vous êtes permis de vous introduire ainsi chez moi ?

— Je vous en supplie, laissez-moi encore quelques instants. Il faut que vous m’entendiez, il faut que je me confesse et que j’expie.

— C’est un fou, se dit Sébastien, qui, résigné, se promit de ne plus interrompre son étrange interlocuteur.

— J’étais parti au régiment. Julie Person était venue à Paris. Il faut vous dire que Julie Person c’était la jeune fille que j’aimais et cependant les hasards de la vie m’ont retenu cinq ou six ans encore hors du pays après ma période militaire. Lorsque j’y suis revenu, j’ai épousé une brave fille qui se trouvait là-bas, ma femme aujourd’hui, monsieur, la mère de mes enfants. J’avais, je l’avoue, à peu près oublié mon premier amour. Mais je suis venu travailler à Paris, et j’ai retrouvé Julie Person. Et j’ai découvert que je l’aimais toujours. Pourtant, elle avait changé. Elle ne baissait plus les yeux. Elle ne rougissait plus. Elle portait des fourrures. On parlait d’elle dans le journal. Elle m’a reconnu. Elle m’a dit : « Bonjour Bernard ». Elle n’a jamais été ma maîtresse bien qu’elle jure qu’elle m’aime. C’est à ce moment, monsieur, qu’elle est devenue votre maîtresse.

Sébastien bondit :

— Ma maîtresse ? Julie Person. Je ne comprends pas ce que vous racontez, mon garçon.

— Vous comprendrez, monsieur, répondit l’homme, lorsque vous saurez que Julie Person se fait appeler dans votre monde : M me Rita d’Anrémont.

— Rita, ce n’est pas possible. Vous mentez. Vous divaguez.

— Je sais ce que je dis, monsieur, et je dis la vérité.

— C’est vous, hurla-t-il, oui, c’est vous qui avez voulu la tuer, qui êtes venu l’arracher à mes bras, qui l’avez attachée, meurtrie, jetée dans la cave.

— Non, monsieur, non, je ne suis pas un voleur et jamais je n’aurais osé toucher un seul cheveu de la tête de Julie Person. Hélas, oui, j’étais chez vous la nuit du crime. Mais je n’étais pas seul. Il y avait quelqu’un d’autre, un voleur, un bandit qui n’a pas craint de torturer la femme que j’aime. La preuve, monsieur, qu’il y avait un tiers, je vous l’apporte, j’ai tenu à vous l’apporter.

Le terrassier, dont les doigts tremblaient, prit de la poche de son veston une boucle de vêtement qu’il tendit à l’aveugle, mais celui-ci ne vit pas, et le terrassier, d’un geste las, posa l’objet machinalement sur une étagère voisine.

— Si ce n’est pas vous qui avez volé chez moi, qui avez attaché Rita, que faisiez-vous donc dans ma maison ?

— J’étais là, monsieur, pour vous vitrioler. Pardon. J’étais jaloux. Je l’aime.

— Ah, bandit, canaille, hurla l’aveugle.

Mais il s’arrêta net. À ce moment précis, un appel strident venait de retentir, quelqu’un cria :

— Sébastien… Bernard !

C’était Rita d’Anrémont.

— Sébastien, dit-elle d’une voix plus douce, comment se fait-il ? Vous avez reçu cet homme, cet ouvrier à cette heure tardive ? Que vous veut-il ? Expliquez-moi. Je suis inquiète.

Mais Bernard coupa la parole à Rita.

— Julie Person, dit-il, et d’abord j’ai tout dit, assez d’équivoques.

— Tu as tout dit ? fit-elle, qu’as-tu pu dire ?

Le terrassier se dégageait :

— J’ai dit ce que j’ai dit, finissons-en.

— Rita, s’écriait Sébastien, cet homme a dit vrai, tout à l’heure, lorsqu’il m’a fait connaître son amour pour toi, ton amour pour lui ? Il a avoué m’avoir vitriolé par jalousie, mais ne l’as-tu pas toi-même encouragé à commettre ce crime ? Je t’en supplie, Rita, dis que ce n’est pas vrai, dis que tu as bien brûlé les traites que je t’avais remises. Dis que tout cela n’est pas.

La demi-mondaine ne disait rien. Elle regardait les deux adversaires en présence : Sébastien, malingre, à demi-mort de névrose et de fatigue, fou de désespoir, aveugle ; et, en face de lui, Bernard, robuste, puissant, épaules noueuses, bras musclés, farouche, le regard chargé de haine. Elle eut peur, soudain de se mettre du côté du plus faible et d’être alors la victime de celui qui, assurément, fou de jalousie, serait le plus fort.

— Et quand ça serait ? hurla-t-elle alors. Oui, quand ça serait ? Que peux-tu dire ? Que peux-tu donc penser ? Tu veux, pauvre misérable Sébastien, que nous mettions bas les masques. Soit. Écoute. Tu as voulu la vérité, la voici. T’aimer, moi ? Allons donc. Ça n’est pas une femme comme moi qui peut s’éprendre d’un être comme toi. Apprends-le donc, je n’en ai jamais voulu qu’à ton argent, et je ne me gêne pas pour le dire, car d’ici peu, tu ne seras guère en état de le répéter. Non, je ne t’aime pas. Je ne t’ai jamais aimé, car il en est un autre que j’aime. Dont je suis folle, qui occupe toute mon âme, tout mon cœur, toute ma pensée, c’est lui, c’est Bernard, mon premier, mon seul, mon unique amour. Bernard, finissons-en.

La misérable elle-même prit dans la poche de l’ouvrier le couteau qui s’y trouvait. Elle ouvrit l’arme, elle la plaça de force dans la main du terrassier :

— Va donc, va donc, murmura-t-elle, anxieuse, il faut en finir. Nous avons été trop loin. Tant pis, advienne que pourra.

Elle se recula, poussa le terrassier par les épaules dans la direction de Sébastien, effondré dans son fauteuil.

— Va donc, ordonnait-elle, frappe.

Mais l’ouvrier n’obéissait pas. Il demeurait immobile, silencieux, le sourcil froncé, le regard hargneux, la lèvre mauvaise.

Soudain Bernard, qui était demeuré atterré, poussa un rugissement sauvage. Ah cette fois, l’homme sortit de sa stupeur, s’arrachant à son immobilité. Son bras se leva, terrible :

— Bravo Bernard, dit Rita, frappe, tue-le.

Mais elle s’interrompit. Bernard avait crié :

— Misérable.

C’était à Rita d’Anrémont qu’il s’adressait, c’était vers elle qu’il tournait son arme meurtrière. Et plus vif que la pensée, plus rapide que l’éclair, il plongea le couteau jusqu’à la garde, dans la poitrine de Rita d’Anrémont.