Un flot de sang jaillit de la blessure.
— Grâce, hurla Rita d’Anrémont qui, dans un effort surhumain, se redressa, arracha l’arme et, de ses deux mains, comprimait la plaie béante. Elle fit deux pas, puis chancela, s’abattit. Sa tête, lourdement, vint tomber sur les genoux de Sébastien.
L’aveugle avait entendu un dernier appel :
— Au secours, Sébastien, murmuraient les lèvres déjà presque inertes de sa maîtresse.
Et dès lors, ivre de fureur à son tour, l’infirme se précipita au hasard devant lui, fonçant dans les ténèbres, hurlant comme une bête blessée, hurlant lui aussi à la mort. Après avoir trébuché dans le cadavre de la demi-mondaine, Sébastien, absolument fou, se heurta au terrassier. Celui-ci, à genoux sur le tapis de la pièce, demeurait hagard, hypnotisé, comprenant à peine ce qu’il venait de faire. Mais soudain le robuste ouvrier reçut un choc en pleine poitrine, cependant qu’il tombait en arrière.
Sébastien, de tout son poids, était tombé sur le terrassier, et ses mains nerveuses et fines se serraient autour du cou de l’homme, l’emprisonnèrent comme dans un étau. L’infortuné jeune homme n’avait rien d’un athlète, mais la rage et le désespoir centuplaient son énergie. Il était fou, incapable de se rendre compte de ce qu’il faisait. Un homme qu’il ne connaissait pas venait, tout à coup, de lui apprendre qu’il était épris de sa maîtresse à lui, il venait lui raconter brutalement, lâchement, que cette femme était indigne de cet amour, il le prouvait. Puis cet homme assassinait l’infortunée Rita.
Et, cependant que le terrassier se débattait, gémissait, faisait des bonds affreux, l’étreinte de Sébastien ne se desserrait pas. L’homme s’était relevé, essayant de se secouer, de faire lâcher prise aux mains nerveuses qui l’étranglaient. En vain. Sébastien ne lâchait pas. Ses doigts s’incrustaient dans la chair, crevaient la peau, pénétraient dans la gorge. Brusquement, le corps de Bernard retomba lourdement inerte. La tête du misérable résonna sur le plancher.
— Il est mort, murmura l’aveugle, Rita, où es-tu ?
Horreur, le corps était presque froid. Rita était morte, bien morte.
— Au secours, au secours ! hurla Sébastien en proie au délire. Au secours !
Il se précipita sans savoir, au hasard de la pièce, se heurtant à tous les murs. Soudain, sa main tremblante rencontra une poignée que, machinalement, il fit tourner, c’était l’issue. Une bouffée d’air froid le frappa au visage. Il aspira profondément, emplissant ses poumons, et se précipita en avant sur ce qu’il imaginait être le palier de la maison dont les moindres détails lui étaient connus. Un obstacle, soudain, l’arrêta dans sa course. Sébastien se heurta à une sorte de barre qui lui venait à mi-corps et, entraîné par son élan, il bascula, la tête en avant, par-dessus cette barre. Le malheureux avait pris la fenêtre pour la porte, tombant par dessus le balcon. Il s’effondra sur les dalles du perron et se brisa le crâne en arrivant au sol.
20 – FACE À FACE
Dans les jardins du Trocadéro, une ombre se profilait, souple et silencieuse. Cette ombre en suivait une autre.
Ils se rejoignirent. Et la femme aussitôt, une femme grande et svelte, à l’allure élégante, s’adressa à son mystérieux compagnon :
— Vous êtes venu. Je vous vois enfin. Dieu soit loué. Mais pourquoi m’avoir fait attendre ainsi ?
— Pardonnez-moi, lady Beltham, je commence à respirer. C’est après avoir triomphé des plus terribles dangers.
— Fantômas, murmura lady Beltham, je comprends ce que vous voulez dire. Les crimes que vous avez médités se sont réalisés et la liste de vos forfaits s’allonge encore.
— Venez, ne restons pas là. Ce jardin, quoique désert, peut être surveillé et par suite, il est redoutable aussi bien pour moi que pour vous.
— Hélas, murmura la grande dame, il est vrai que désormais je dois être poursuivie, traquée, chassée, par tout le monde. C’est vous, qui m’avez encore replongée dans cette affreuse situation. Pourquoi l’avez-vous fait, Fantômas ?
— Je suis tout prêt à vous fournir les explications qui vous paraissent nécessaires, déclara le bandit. Mais auparavant, quittons ces lieux.
Fantômas, précédant lady Beltham, descendit jusqu’au bord du quai de Passy. Une automobile stationnait là, superbe voiture aux phares étincelants. Fantômas, galamment, tendit la main à lady Beltham, la fit monter dans le véhicule, et, donnant des instructions au mécanicien, il vint ensuite s’asseoir à l’intérieur de la voiture, à côté de sa maîtresse. L’automobile démarra lentement, avec un doux ronronnement.
— Oui, dit lady Beltham, Fantômas, pourquoi êtes-vous intervenu, vous êtes-vous occupé de moi au moment où, sous l’état-civil de M me Gauthier, je commençais à me réhabiliter ?
— Lady Beltham, vous aviez, comme trésorière de l’Œuvre des Loyers, accumulé une petite fortune. Il se trouve que, pauvre à ce moment, sans ressource, traqué par la police, j’ai eu besoin de cet argent, je vous l’ai pris. Ou pour mieux dire, emprunté. Une de ces nécessités comme il s’en trouve dans la vie. M’en tiendrez-vous rigueur ?
— Je ne sais plus haïr, murmura lady Beltham, et c’est à peine si je me crois capable encore d’aimer. L’existence me pèse. Elle me devient de plus en plus insupportable. Je vous assure, Fantômas, que d’ici peu vous n’aurez plus à subir ni la tendresse de lady Beltham, ni ses regrets, ni ses reproches.
— Je vous en prie, fit le bandit, ne parlez pas ainsi. Il y aura encore de belles heures.
— En dépouillant l’Œuvre des Loyers, vous avez commis un acte odieux, lâche, inqualifiable. Ce sont des malheureux que vous avez jetés dans le désarroi le plus complet. Et par-dessus le marché, c’est moi que vous avez forcée de fuir, marquée de la plus ignominieuse des accusations.
— Vos pauvres ne sont que des apaches, et vous saviez que vous retrouveriez toujours un ami en moi. Pourquoi n’êtes-vous pas venue ?
— Parce que je ne le veux plus. Parce que je préfère tout, désormais, à la honte de revivre l’existence de la femme qui aime Fantômas. Écoutez. Il me restait encore quelques bijoux, quelques biens sauvés de la tempête. J’en ai tant bien que mal fait argent et j’ai remboursé la dette que j’avais contractée envers l’Œuvre des Loyers. Je puis désormais reparaître devant mes collaboratrices. Dites, Fantômas, consentez à ce que je redevienne M me Gauthier ?
— Vous êtes folle, dit le bandit. Vous ignorez donc que depuis longtemps Juve et Fandor vous ont démasquée. Ils n’attendent que votre retour pour s’emparer de vous.
— C’est vrai ? Que faire ? que devenir ?
— Je vous ai ouvert un asile. Vous y êtes venue, d’ailleurs. Pourquoi n’y resteriez-vous pas ?
— C’est un repaire de bandits. Ah, je souffre trop de mes fautes passées pour consentir à y demeurer plus longtemps. C’est pour cela que j’ai voulu vous voir ici, ce soir.
— Vous y reviendrez pourtant, lady Beltham. Quarante-huit heures encore. Il le faut. Je le veux. J’ai besoin de vous et mon associée ne m’abandonnera pas, j’aime à le croire.
Déjà subjuguée par la fascination de son formidable amant, lady Beltham courbait la tête :
— Il sera fait selon votre désir, Fantômas. Puissiez-vous dire vrai. Si seulement j’osais espérer que d’ici quelques jours une existence nouvelle commencera pour vous.
Le bandit se frottait les mains :
— Vous savez ce qui s’est passé Villa Saïd ?
— Je ne sais qu’une chose, le drame affreux la nuit dernière.
Fantômas l’interrompit brutalement :
— Dénouement en tous points utile et opportun.
— C’est vous, n’est-ce pas, qui avez martyrisé cet infortuné jeune homme ?
— Non, c’est une histoire compliquée, bizarre, originale même, qui s’est achevée par le vitriolage en règle de l’infortuné Sébastien auquel je n’en voulais d’ailleurs en aucune façon. J’étais venu pour voler de l’argent et des bijoux chez Rita d’Anrémont. Il y a des heures, lady Beltham, où Fantômas a faim comme tout le monde, où il faut qu’il se procure coûte que coûte de quoi subvenir à ses besoins. Je traversais une de ces périodes lorsque s’offrit à moi l’occasion de faire main basse sur les valeurs que contenait l’hôtel de Rita d’Anrémont. J’y pénètre. Je suis en train d’y opérer, paisiblement, lorsque soudain j’entends qu’on vient. Un bruit de voix dans les couloirs. J’éteins, j’écoute. Rita d’Anrémont pénètre dans la pièce où je me trouve et je la mets hors d’état de nuire. Rita d’Anrémont que je transporte aussitôt dans la cave, est désormais inoffensive. Et quand je remonte dans les appartements du premier étage, un spectacle inattendu se déroule devant moi. J’en suis le seul témoin. Un homme, un ouvrier, un certain François Bernard, qui s’était introduit dans la maison, venait de vitrioler l’amant de Rita d’Anrémont, il venait de couvrir de corrosif le visage de Sébastien. Ah, je me suis bien gardé d’intervenir. L’affaire s’arrangeait pour le mieux. Il n’y avait pas de doute, cet individu maladroit et brutal ne tarderait certainement pas à être pris et arrêté, il assumerait à la fois la responsabilité de son crime et celle du vol que je venais de commettre.