— Reviens donc, Chonchon, es-tu bête. C’est pas à nous qu’ils en veulent. C’est les poteaux.
— Alors, qu’a fait l’agent Perrier ?
— Il a écouté.
— Mon Dieu, il aurait dû se précipiter dans cette maison.
— C’est là où la chose devient tout à fait cocasse. L’agent Perrier s’est convaincu qu’il y avait toute une bande de cambrioleurs occupés à l’intérieur de la maisonnette. Il a entendu des bruits de pas, des bruits de voix, puis des lumières ont passé aux fenêtres, enfin un remue-ménage extraordinaire à cette heure avancée de la nuit.
— Et alors, l’agent Perrier est entré dans la maison ?
— L’agent Perrier n’est pas entré, il était seul, il se serait fait tuer. Non. Il a eu une heureuse inspiration. Il est revenu au poste pour donner l’alarme et c’est à ce moment que j’ai décidé d’intervenir. Averti, j’ai immédiatement pris cinq hommes avec moi et nous nous sommes élancés vers la maison. Nous allions atteindre la grille. À ce moment précis, nous avons vu un homme qui en sortait sur la pointe des pieds, si j’ose m’exprimer ainsi, et prenait les plus grandes précautions pour n’être pas découvert. On l’a ceinturé, mis hors d’état de nuire. Rien qu’à sa façon de s’habiller, c’est visiblement un des apaches qui ont attaqué la villa.
— Et qu’a-t-il dit ?
— Rien. Depuis son arrestation, il s’enferme dans un mutisme absolu.
— Nous verrons à l’interroger tout à l’heure. L’arrestation faite, comment avez-vous opéré ?
— Comme il le fallait, j’ai laissé deux de mes hommes avec le prisonnier qui avait les menottes, en leur enjoignant de le conduire au poste où il est encore. Puis, avec les trois agents restants, j’ai sonné à la grille de la villa et je suis entré.
— Il n’y avait plus personne ?
— Comment le savez-vous ?
— Dame, si vous avez sonné pour vous annoncer.
Un silence. Le commissaire était maintenant au paroxysme d’une colère contenue. N’empêche, il fallait répondre. Les règles de la politesse administrative l’exigeaient :
— Nous sommes entrés et nous nous sommes précipités aussi vite que nous l’avons pu dans la petite maison. Nous sommes arrivés juste à temps pour apercevoir un groupe d’hommes qui sautaient le mur du fond du jardin. Ils se sont enfuis à travers les terrains vagues derrière, emportant, si nous l’avons bien vu, un corps, quelqu’un, un blessé.
— Et vous les avez poursuivis ?
— Nous avons fouillé la maison, d’abord.
— Ah ?
— Et c’est alors que nous avons trouvé dans la salle à manger le malheureux propriétaire de la villa. Célestin Labourette, à demi-mort, criblé de coups de couteau, baignant dans son sang et si terriblement atteint qu’à l’hôpital où je l’ai fait immédiatement transporter, on désespère de le sauver. Défense de l’interroger.
— Vous n’avez rien trouver d’autre ?
— Si, dans la cave, une petite lampe électrique allumée.
— Et c’est tout ?
— C’est tout. Je ne vous parle point des meubles cambriolés, un petit coffre-fort forcé, des dégâts.
— Eh bien, tout cela me semble parfait, voyons l’homme que vous avez arrêté, dit Juve.
Le commissaire envoya chercher l’homme arrêté. Juve se carra dans le fauteuil de cuir, prépara un carnet et, le crayon à la main, s’apprêta à prendre des notes.
Dans le couloir, on entendait le gardien qui pressait son prisonnier :
— Avance donc, sacré nom.
Puis, la porte du cabinet du commissaire s’ouvrit. Juve était placé juste en face. C’est lui qui, le premier, devait apercevoir celui qu’on allait introduire.
Et Juve éclata de rire. Un rire énorme. Pas du tout conforme au personnage dont il était venu tenir le rôle au commissariat des Lilas.
— Qu’avez-vous ? demanda le commissaire.
— Vite, lui répondit Juve, faites-moi le plaisir de détacher cet homme. Les clefs de ces poussettes, tout de suite, ou je me fâche, crédibisèque.
— Mais…, firent le Commissaire et le gardien de la paix, vous n’allez pas détacher cet homme.
— Bougre de nom d’un chien, dépêchez-vous donc. Puisque je vous dis que c’est Jérôme Fandor, de La Capitale, aussi innocent que moi. Faut-il être bête pour l’avoir arrêté et pris pour un apache.
***
Une heure plus tard, Fandor, mis en liberté grâce à l’insistance de Juve qui, cependant, pour convaincre le commissaire de police de l’imbécillité de son arrestation, dut téléphoner à M. Havard, le policier et le journaliste étaient attablés dans une petite salle proprette et pauvre formant l’arrière-boutique de l’un des restaurants des Lilas. Devant eux, fumaient deux grands bols de chocolat et ils mettaient à mal, avec entrain, une corbeille de brioches. Juve, tout yeux et tout oreilles, écoutait Fandor qui, enfin, consentait à le mettre au courant de ses propres exploits.
— Juve, disait Fandor, il y a quelque chose que vous ignorez. C’est que M me Gauthier, lady Beltham, fréquente le bureau de placement Thorin.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— Le bureau Thorin, continuait Fandor, est le bureau qui a placé Adèle chez Rita d’Anrémont. Rita d’Anrémont a été cambriolée. Le bureau Thorin est le bureau qui a fourni un domestique à Backefelder et qui, de plus, est chargé de trouver la main-d’œuvre engagée à bord du transatlantique qui l’amenait en France. Le bureau Thorin, enfin, a fourni des domestiques, je m’en suis assuré, à Nathaniel Marquet-Monnier. Nathaniel Marquet-Monnier a été cambriolé. J’ajoute, Juve, que moi-même j’ai été placé chez ce malheureux Célestin Labourette par le bureau Thorin. Hier soir, Célestin Labourette a été à moitié assassiné et complètement dévalisé. Dans toutes les affaires qui nous préoccupent, Juve, nous retrouvons, à des titres divers, le bureau Thorin d’une part, et de l’autre, Fantômas. Alors ?
— Je n’ose presque pas conclure, dit Juve. Si je comprends bien, Fandor, tu n’es pas éloigné de penser…
Mais Juve n’était pas homme à hésiter longtemps. Il s’interrompit, tira de son gousset une pièce de monnaie, il appela le garçon, paya.
— Que faites-vous ?
— Je m’apprête à partir.
— Pour aller où ?
— Tu le sais bien, parbleu. Pour aller au bureau Thorin. Tu as raison, c’est là qu’il faut enquêter.
— Vous avez raison, Juve, le bureau Thorin, c’est le repaire, allons y traquer Fantômas.
24 – UNE BOMBE
Les « perles » et les cordons bleus se redisaient pour la millième fois la même histoire :
— Croyez-vous, la patronne émettait la prétention de venir farfouiller dans mon garde-manger. « De deux choses l’une, madame, que je lui ai dit, il y a ici une cuisine et un salon. Si c’est que vous voulez venir à la cuisine, j’irai au salon, si c’est que vous voulez que je sois à la cuisine, restez au salon et pas tout le temps à tourner dans mes plats ».
— C’est vrai aussi, renchérit une brunette coiffée à la vierge, les patrons s’imaginent qu’on est des esclaves. Pour cinquante francs que l’on me donnait dans ma dernière place, madame voulait que je fasse la cuisine et le ménage. Mais ça n’a pas traîné. Je lui ai fait comprendre qu’une cuisinière n’était pas une bonne à tout faire.
Au bureau Thorin, comme ailleurs, c’était la lutte des classes. Les cuisinières dédaignaient les bonnes à tout faire, les femmes de chambre méprisaient les cordons bleus et c’était tout juste si les gouvernantes et les bonnes d’enfants qui, elles, ne portaient pas tablier, ne bousculaient pas les femmes de chambre en passant.
Lorsqu’une grande femme sèche et étriquée fit son apparition :
— Allons, dit-elle, j’ai déjà défendu que l’on parle si fort. Causez à voix basse si vous le voulez. Mais pas si fort, on vous entend jusque dans le bureau de M me la directrice. D’ailleurs, j’ai besoin d’une de vous. Marie Legall, M me Thorin vous demande.