— Voilà, mademoiselle, j’arrive.
La porte retombée derrière la petite Bretonne, les commentaires allèrent bon train :
— Ah, la petite coquine, vous avez-t’y pas vu que voilà déjà deux fois ce matin qu’elle est appelée par la directrice.
— Parbleu, ça arrive de province, ça ne sait pas se défendre, ça accepte tous les prix et toutes les places.
— Moi, je vous dis que cette petite-là, avec son béret de Bretonne, est une finaude. Elle doit faire des rapports à M me Thorin.
À ce moment, une explosion les fit sursauter toutes tant qu’elles étaient. Le silence.
Puis, dans les hurlements, Marie Legall entra. La petite bonne, méconnaissable, défigurée, hurlant elle aussi, reconnaissable seulement à ses habits, à son corsage de futaine noire, à son tablier à bavette. Elle n’avait plus figure humaine, car, à la suite d’un accident que nul ne devinait encore, ses chairs étaient brûlées, arrachées, les yeux formaient une plaie, la bouche n’était plus qu’un trou rouge d’où sortait le sang, le nez apparaissait décharné jusqu’à l’os, les cheveux s’en allaient, tandis qu’elle marchait, par flocons arrachés de dessus son crâne.
— Au secours, criait-elle, avançant, les bras en croix, battant l’air.
Et, à chacun de ses pas, le sang tombait de son visage, tombait de ses vêtements, car des pieds à la tête, elle en était couverte, littéralement couverte. Puis, elle s’écroula.
Alors, les clameurs redoublèrent. Enfin, des employés du bureau de placement apparurent :
Que s’était-il passé ? Personne n’en savait rien. La première, la sous-directrice, parut retrouver sa présence d’esprit :
— Et M me Thorin, cria-t-elle, qu’a-t-il bien pu lui arriver ? Marie Legall était avec elle.
Et elle partit vers le bureau. Ce bureau n’avait qu’une porte, une porte qui donnait sur le couloir. Du sang filtrait sur le sol, on n’entendait dans la pièce aucun cri, aucun gémissement.
— Madame Thorin, madame Thorin !
Aucune réponse.
La sous-directrice ouvrit la porte et regarda à l’intérieur du cabinet de la directrice :
— Au secours ! cria la sous-directrice.
Il y eut une ruée vers le cabinet de la directrice. Sans souci de Marie Legall, on se précipita dans le corridor vers le cabinet.
On criait :
— Mais qu’est-ce qu’il y a ? Où est M me Thorin ?
— Regardez donc, dit la sous-directrice.
On regarda par la porte ouverte à demi. Plafond, sol, murailles, meubles, tout, dans la pièce, était rouge de sang, recouvert même de débris innommables, débris de chair, d’os, de viscères, les seuls vestiges qui semblaient demeurer de la malheureuse M me Thorin.
Marie Legall avait été grièvement atteinte au visage ; pour la malheureuse M me Thorin, son corps avait dû être déchiqueté, pulvérisé, réduit en ces milliers de fragments qui souillaient le cabinet directorial, qui lui donnaient l’aspect d’une chambre de torture.
Depuis dix minutes déjà, l’horreur régnait en maîtresse au bureau de placement Thorin, lorsque, grave, digne, très lent et infiniment solennel, un sergent de ville se présenta, attiré par les cris, les clameurs qu’on entendait depuis la rue Perronet, de l’autre côté du parc.
Ce sergent de ville était un brave garçon et même un homme brave :
— Pourquoi qu’on appelle au secours ? demanda-t-il.
— C’est un accident, expliqua un larbin à face glabre et qui tremblait.
— C’est une bombe pour sûr, hurlait une petite bonne d’enfants qu’une crise de nerfs allait terrasser quelques secondes après.
— C’est la patronne qui a éclaté, affirmait une cuisinière.
La sous-directrice, enfin, parut :
— Vite, par ici, monsieur l’agent, un épouvantable malheur vient d’avoir lieu. Venez. Dépêchez-vous !
Bousculé, poussé à droite, poussé à gauche, l’agent fut conduit jusqu’à la grande salle où gisait toujours la petite Bretonne. Devant le corps de cette femme qui se débattait en proie visiblement à d’horribles douleurs, l’agent posa un genou en terre, se pencha vers la malheureuse :
— Hé, mademoiselle, vous m’entendez ? qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— Dieu, que je souffre, dit la petite Bretonne, ne me laissez pas mourir comme ça. Achevez-moi, par pitié.
L’agent répéta :
— Mais, qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— J’étais en train de donner mon nom et montrer mes certificats à M me Thorin.
Et puis, tout d’un coup, elle suffoqua de douleur et avec une voix déchirante murmura :
— Ah, j’étouffe, on m’a jeté au visage un bol de quelque chose. Ça m’a brûlé horriblement, et puis, c’est tout. Il y a eu un grand bruit et puis je ne sais rien, je me suis sauvée, je n’ai rien vu… je… je…
Alors l’agent se releva :
— Je ne comprends pas du tout ce qui s’est passé, Elle n’a rien vu cette malheureuse. Tout de même, il faudrait téléphoner au poste pour qu’on envoie des agents et puis aussi une ambulance.
Un petit vieux s’était précipité, bousculant ceux qui lui entravaient le passage. Il criait :
— Qu’est-ce qu’il y a ? Où est ma femme ?
Il se pencha sur la Bretonne :
— Ce n’est pas elle, criait-il, mais par pitié, dites-moi où elle est ? Ma femme, ma femme ! Mais vous voyez bien que je deviens fou.
On se regardait toujours, les domestiques échangeaient des coups d’œil interrogateurs : qui était ce monsieur ? qui appelait-il ?
Or, le petit vieillard, sans même donner le temps à chacun de comprendre ce qu’il cherchait, partait de la salle, s’élança vers le couloir conduisant au cabinet directorial. Par bonheur, il y rencontra la sous-directrice qui revenait de donner un coup de téléphone pour prévenir le poste :
— Monsieur Thorin, cria l’employée, barrant de ses bras étendus la largeur du corridor, monsieur Thorin, ne passez pas, vous ne pouvez pas aller voir ça. Non, c’est trop horrible !
Alors il se fit un grand mouvement de compassion et l’agent lui-même intervint :
— Restez là, monsieur Thorin, restez là. Ne bougez pas. Ah, votre pauvre femme, monsieur Thorin.
***
Une heure plus tard, le bureau de placement était rentré dans le calme. Aux coups de téléphone affolés de la sous-directrice, le commissaire de police lui-même, accompagné de cinq agents, s’était précipité rue Perronet. Une civière avait emmené vers l’hôpital le plus proche la malheureuse Marie Legall qui paraissait à l’agonie. Tous les domestiques avaient été consignés dans le jardin de l’ancien couvent sur l’ordre du magistrat.
Et dans le bureau directorial, aidé de son secrétaire, le commissaire procédait à des constatations :
— C’est invraisemblable, disait-il, tout est ici recouvert de sang, de fragments de chair, d’os. On croirait, en effet, réellement que le corps de cette malheureuse M me Thorin a éclaté, réellement éclaté. Pourtant, c’est impossible. S’il y avait eu explosion, il y aurait dégâts matériels, les meubles seraient brisés.
— Monsieur le commissaire ?
— Qu’est-ce qu’il y a ? que me voulez-vous ?
— Il y a deux personnes, dit l’agent, deux messieurs, qui venaient voir M me Thorin et qui, apprenant que vous êtes ici pour un crime, demandent absolument à vous parler.
— Dites que je n’y suis pour personne.
— Ils ont mis leurs cartes sous enveloppe.
— Donnez.
Le magistrat déchira l’enveloppe que le sergent de ville lui tendait, assez surpris que les visiteurs eussent pris soin de mettre ainsi sous pli fermé leurs cartes de visite.
— Eux, murmura le commissaire, ah, véritablement, cela tombe bien. Mais je me demande en même temps ce que cela signifie.
Et comme le gardien de la paix considérait son chef, attendant ses ordres, le commissaire reprit :