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— Eh bien, sapristi, qu’est-ce que vous attendez donc là ? faites-les donc entrer, parbleu. Faites-les entrer. Il n’y a jamais de consigne pour eux.

Le gardien de la paix avait déjà fait demi-tour.

25 – JUVE MÈNE L’ENQUÊTE

Juve et Fandor ne laissèrent guère au commissaire le temps de réfléchir. À peine l’agent les avait-il informés qu’ils avaient libre passage, qu’ils se précipitaient tous deux en courant à l’intérieur du bureau de placement.

— Où est le Commissaire ? avait demandé Fandor au planton.

— Dans le bureau directorial. Je vais vous conduire.

Mais c’était là une prétention exagérée. Déjà Fandor avait bousculé le brave gardien de la paix, déjà il entraînait Juve.

— Passons par ici, je connais le chemin. Je suis déjà venu.

Fandor qui était toujours accoutré des vêtements qu’il avait volés la nuit précédente au malheureux Bedeau, car, dans sa hâte d’activer l’enquête, il n’avait pas voulu passer chez lui pour se changer, produisait sur son passage une violente sensation.

En arrivant, Juve et Fandor avaient voulu se renseigner. Mais les explications qu’on leur fournissait étaient si confuses qu’ils n’en purent rien tirer d’intéressant.

— C’est une bombe, affirmait une commère.

— C’est la directrice qui a éclaté, énonçait avec une autorité indiscutable un petit télégraphiste qui, à coups de coude, avait atteint le premier rang des spectateurs.

Plus loin, on parlait d’une femme vitriolée, d’un amant qui avait surpris sa maîtresse en flagrant délit, et des versions contradictoires circulaient :

— Il y a dix morts, disait l’un.

— Quinze, disait un autre.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Que savez-vous ? Comment expliquez-vous la chose ? demanda le Commissaire à Juve dès qu’il l’aperçut.

Devant la mine ahurie de Juve, lui-même s’interrompait :

— Voyons, reprenait enfin le Commissaire, j’imagine bien que si vous arrivez ici, c’est que vous êtes au courant des événements qui s’y passent ?

— Je ne sais rien.

— Vous venez donc ici par hasard ?

— Pas tout à fait, rétorquait Juve, mais presque.

— À la porte, dit le journaliste, on nous a affirmé qu’il y avait dix morts, puis quinze, puis que c’était une bombe. Puis qu’on avait jeté du vitriol. Et en réalité ?

— Du vitriol ? oui, Monsieur Fandor, on a jeté du vitriol. Mais qui ? pourquoi ? Je n’en sais rien, et l’on vous a parlé d’une bombe ? En effet, il y a peut-être eu une bombe, mais ce n’est pas prouvé.

— Ah çà, tâchons de ne pas jouer aux devinettes. Il y a eu quoi ?

— Venez, regardez, dit le commissaire en prenant l’inspecteur par la manche.

Devant Juve, il venait d’ouvrir la porte du cabinet directorial.

— Miséricorde, fit Juve. Qu’est-ce que cela signifie ? C’est là que la jeune femme a été vitriolée ?

Derrière le policier, se dressa un homme en noir, qui déclara d’une voix sonore :

— Personne n’a été vitriolé, la jeune femme que l’on a amenée tout à l’heure au poste de secours et que j’ai fait conduire à l’hôpital n’a pas été atteinte par de l’acide sulfurique. Les blessures que vous avez vues ont été produites par de l’eau mélangée de poivre, tom simplement et si elle était couverte de sang, c’est assurément qu’elle avait été éclaboussée par le sang de quelqu’un d’autre.

— Mais enfin, docteur, que vous a-t-elle dit ?

— Peu de choses, monsieur le Commissaire : qu’elle parlait avec la directrice de ce bureau de placement, qu’elle était en train de faire vérifier à cette dame ses propres certificats, lorsque subitement, elle avait eu l’impression d’être arrosée avec un liquide qui l’a brûlée, puis, un grand bruit s’est fait entendre et elle a fui en hurlant.

— Elle ne sait rien d’autre ?

— Rien d’autre, monsieur. Toutefois, elle m’a dit que M me Thorin – je crois que c’est ce nom qu’elle a prononcé – a dû être grièvement blessée, c’est pourquoi je suis venu. Où se trouve cette personne ?

— Regardez, docteur, dit le commissaire, et du bras il montrait la pièce éclaboussée de sang et de débris de corps humain.

— M me Thorin était assise à son fauteuil, expliqua-t-il, elle a dû être victime d’un attentat anarchiste.

Or, tandis que le magistrat parlait ainsi, Juve avait pénétré dans la petite pièce tragique. Marchant dans le sang, glissant sur les chairs broyées qui jonchaient le sol, Juve alla jusqu’au bureau. Il saisit l’appareil téléphonique, il obtint la ligne, il demanda la Sûreté :

— Allô, allô. Dites aux deux inspecteurs Léon et Michel de se rendre d’urgence à l’église de Neuilly et de m’y attendre. Allô ? C’est compris ? Bon.

Juve raccrocha, revint à Fandor :

— C’est une histoire inadmissible, murmurait Juve à l’oreille du journaliste. Je ne puis croire ce que mes yeux voient. Nous sommes l’un et l’autre victimes, et tout le monde est victime avec nous, d’une plaisanterie. Fandor, tu vas aller à l’église attendre Léon et Michel, tu leur donneras comme instructions…

— Dites-moi, Monsieur, ne remarquez-vous rien d’anormal au point de vue médico-légal, dans l’aspect de ce cabinet ? Ne trouvez-vous pas, par exemple, qu’il y a beaucoup de sang, beaucoup de débris anatomiques ?

Le médecin parut scandalisé.

— Mais, commença-t-il, je ne vous comprends pas. Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, cela n’a aucune importance.

Le policier tapa sur l’épaule du commissaire :

— Dites-moi, mon cher ami, et M. Thorin ? le mari de la victime, où est-il ?

— Dans sa chambre, m’a-t-on dit. Le pauvre homme est dans un état effrayant.

— Si vous alliez le consoler ?

— Vous voulez que je monte, vers M. Thorin ?… Mais pourquoi ?

— On ne sait pas. Ce malheureux est terriblement frappé. Il conviendrait de ne pas le laisser seul. Et puis, monsieur le Commissaire, songez-y, il y a des choses si inexplicables… Si jamais ce malheureux M. Thorin allait éclater comme sa femme, quel remords pour nous de ne pas y avoir songé. Allons, croyez-moi, monsieur le Commissaire, montez près de lui.

Juve parlait avec une telle autorité, une si tranquille assurance, que cette fois le magistrat se laissa convaincre.

— C’est bon, murmura-t-il, j’y vais. Mais expliquez-moi, Juve…

— Je n’ai rien à vous expliquer, j’ai une simple recommandation à vous faire : ayez donc l’obligeance de ne point perdre de vue le malheureux, je le ferai demander tout à l’heure, nous l’entendrons ensemble.

Le Commissaire, très surpris, s’éloigna.

Juve, immédiatement, quitta ses façons énigmatiques pour prendre avec une cordialité qui n’était point feinte le bras du médecin, de plus en plus troublé, et de moins en moins renseigné.

— Docteur, repartit Juve, nous voici seuls. Et si je dis des bêtises, il n’y aura que vous à les entendre. Voyons, connaissez-vous un seul cas pathologique qui puisse amener un homme à éclater ?

— Ma foi, non. Mais, une bombe ?

— Une bombe, docteur, n’a jamais réduit un cadavre en mille morceaux. Si c’était une bombe, qui avait fait explosion sur M me Thorin, il est absolument sûr que nous retrouverions au moins quelques os intacts, des fragments du crâne, un membre, peut-être. Or, dans le cas présent, veuillez le remarquer, Docteur, non seulement nous ne retrouvons rien ayant un aspect caractéristique, mais encore, et c’est là le plus curieux, je vous prie d’observer que rien n’a été cassé dans cette pièce. Ni l’encrier de porcelaine, très fragile, ni la glace, ni les vitres de la fenêtre, ni le bureau, ni la chaise, sur laquelle était assise M me Thorin. Concevez-vous cela, Docteur ? Une bombe qui aveugle avec de l’eau et du poivre une première personne, et qui, cependant, a l’intelligence de ne point abîmer un seul meuble. Enfin, Docteur, il y a quelque chose que je ne m’explique pas non plus, c’est qu’en réalité, si le sol, les murs, le plafond sont couverts de sang, on peut se pencher sous les chaises, sous la table, sous le bureau, là, à l’envers, il n’y a aucune trace de sang. C’est vraiment bizarre.