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— Monsieur, qui êtes-vous donc pour voir ce que personne n’avait vu ? Et où voulez-vous en venir ?

— Mon nom ne vous apprendrait rien, vous ne me connaissez probablement pas. Je suis Juve. Mais si vous vous intéressez à savoir où je veux en venir, je m’en vais vous l’expliquer. Une vessie remplie de débris de chair, remplie de sang, jetée au plafond où elle crève, peut très bien transformer une pièce en charnier et donner l’impression qu’un être humain vient d’éclater. On aveugle le seul témoin et le tour est joué. Mais l’idée d’un truc de ce genre ne peut venir qu’à une personne…

Modeste avant tout, Juve n’ajoutait pas que si le génie Fantômas était seul capable d’inventer une ruse pareille pour faire croire à un crime inexistant, le génie de Juve était seul de taille à démasquer la fraude, à en trouver l’explication.

— Docteur, ajouta Juve, vous allez me rendre un service inestimable. Prenez quelques fragments de cette chair éparpillée, recueillez une gouttelette de ce sang et courez au bout de la rue Perronet. Il y a là un pharmacien. Vous lui emprunterez son microscope et j’imagine que vous n’aurez pas grande difficulté à reconnaître que ces débris n’ont rien d’humain.

Et sur ce, Juve tourna le dos au médecin. Dans le petit corridor, il rencontra Fandor :

— Fandor, tout s’explique.

— Bougre, et comment ?

— Une vessie remplie de sang.

Tout autre que Fandor eût sursauté, n’eût pas compris :

— Hé, hé, ça n’est pas mal. Vous êtes certain, Juve ?

— Absolument certain.

— Alors, où est passée M me Thorin ? Ce n’est pas elle qui a éclaté ?

— Laisse M me Thorin où elle est, faisait-il, tu as vu Léon et Michel ?

— Bien entendu.

— Tu leur as donné mes ordres ?

— Oui.

— Où sont-ils ?

— Ils suivent quelqu’un.

— Qui ?

— Bébé.

— Allons, c’est parfait. Je crois que cette fois, non seulement la bande des Ventres-Blancs aura vécu, mais encore…

— Que quoi ?

— Que Fantômas paiera sa dette à la société.

Juve, en cet instant, semblait véritablement quelque général en chef établissant un plan de bataille.

— Toi, Fandor, commanda-t-il, tu vas rester dans ce couloir, tu entreras dans le cabinet fatal, derrière M. Thorin. Pas avant.

— Vous allez interroger M. Thorin ?

— Naturellement, répliquait Juve.

Et comme Fandor étonné du ton dont Juve venait de lui parler allait insister, le policier répéta :

— Naturellement Fandor, je vais interroger M. Thorin. Quand ce ne serait que pour savoir exactement qui était M me Thorin. Tout s’explique, tout s’explique, faisait-il, Tu avais raison, Fandor, quand tu accusais les Ventres-Blancs d’être les auteurs de toutes les affaires qui nous ont intrigués ces temps derniers. Les Ventres-Blancs, oui, voilà les coupables, mais ils n’agissaient pas seuls en vérité, ils avaient un chef redoutable.

— Fantômas ?

— Je vais interroger M. Thorin.

Il appela un gardien, demanda que l’on aille immédiatement chercher le directeur du bureau de placement.

— Dites au Commissaire, pendant ce temps, de faire cerner la maison, je l’appellerai dans quelques instants.

Le gardien partit, Fandor se précipita sur Juve.

— Mais enfin, demandait le journaliste, qui croyez-vous donc que peut être M. Thorin ?

— Je t’ai dit d’aller là-bas, d’entrer dans cette pièce derrière ce malheureux veuf inconsolable. Tu m’as compris j’imagine ?

Deux minutes plus tard, M. Thorin faisait son apparition dans le cabinet directorial où Juve l’avait fait mander. Le malheureux homme apparaissait dans un état lamentable, éperdu de douleur, sanglotant.

— Hélas, monsieur, commença Juve.

Mais, dans le corridor voisin, dans le corridor où Jérôme Fandor se trouvait, un vacarme venait de naître, un juron avait retenti. Un cri, un cri de femme lui avait répondu.

26 – LIBRE ENCORE UNE FOIS

— Encore un vin blanc, Bec-de-Gaz.

— Encore un, Œil-de-Bœuf. Et toi, ma vieille branche ?

— Ça n’est pas de refus, Bec-de-Gaz. À nous deux, on peut encore s’enfiler une bouteille.

— Toujours au même prix, pas vrai, Œil-de-Bœuf ?

— Sûr alors, c’est rien chouette, de bouffer et de licher aux frais de la princesse.

— C’est pas pour dire, mais voilà bien la première fois que ça m’arrive. Aussi mon vieux, faut savoir en profiter.

Les deux apaches, confortablement installés, débouchaient une seconde bouteille de vin blanc, attaquèrent un énorme pâté de lièvre qui se trouvait placé entre eux sur la table d’une cuisine.

Un troisième couvert attendait.

Bec-de-Gaz, la bouche pleine, s’arrêta un instant de mastiquer :

— Et la Guêpe, qu’est-ce qu’elle devient ? Comment que cela se fait qu’elle n’est pas encore venue manger avec nous ?

— Bah, probable qu’elle n’est pas loin. La poule n’est pas encore sortie de son poulailler.

— Pourvu qu’elle ne se soit pas débinée. Qu’est-ce que nous prendrions avec Fantômas.

— Débinée ? sourit Œil-de-Bœuf, ça c’est comme des dattes. Il la connaît Fantômas, pour savoir ousqu’il faut boucler les gens et avec des gardiens de prison comme nous, qui sont à la coule de tous les trucs.

— T’as raison, Œil-de-Bœuf, la voilà.

Or, celle-ci n’était autre que l’infortunée fleuriste condamnée quelques jours auparavant par le Tribunal des Apaches à être exécutée séance tenante et dont le supplice avait été différé sur les ordres de Fantômas, fort heureusement intervenu pour elle en temps voulu.

Aidé des deux amis Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, Fantômas estimant que lui seul, en sa qualité de chef de bande, avait le droit de juger et de punir, avait enlevé la jeune fille et l’avait obligée à monter dans une voiture automobile et conduite dans une retraite où elle allait être mise sous la garde des deux apaches.

Or, ceux-ci n’avaient pas été peu surpris de voir que Fantômas la conduisait à Neuilly, dans une propriété que les uns et les autres connaissaient fort bien, l’agence Thorin.

— M’est avis, avait alors murmuré Bec-de-Gaz à Œil-de-Bœuf, pendant que l’on traversait mystérieusement le grand parc au milieu duquel s’élevait l’ancien couvent, que Fantômas doit avoir des combines avec le père Thorin, patron de cette boutique, et que ce n’est pas sans raison qu’il amène ici la Guêpe.

Le Roi du Crime avait fait descendre la Guêpe dans de vastes sous-sols et l’avait conduite tout à l’extrémité du bâtiment, dans une sorte de petite cellule étroite et sombre.

Fantômas avait alors dit à La Guêpe :

— C’est là que tu vivras, que tu demeureras, jusqu’au jour où il me plaira de t’en faire sortir.

Puis, l’Insaisissable, se tournant vers Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, leur avait déclaré :

— Je vous institue ses gardiens. Vous allez rester dans la pièce qui précède la chambre de la Guêpe et vous l’empêcherez de sortir d’ici quoiqu’il arrive, quoiqu’il advienne. En aucun cas vous ne devez vous absenter, mais vous êtes libres de faire tout ce qu’il vous plaira. Je vous interdis cependant de toucher un seul cheveu de la tête de votre prisonnière.

Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz avaient accepté non sans enthousiasme les ordres du patron. Ils entrevoyaient, étant données les cuisines qu’ils avaient traversées pour parvenir à leurs appartements particuliers, un avenir de ripaille qui leur convenait fort. Et dès le premier jour, ils avaient fait honneur à des repas succulents, à d’excellents vins qui leur faisaient oublier les longueurs de la captivité, car en réalité, ces deux geôliers chargés de surveiller leur prisonnière étaient aussi prisonniers qu’elle. Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz s’en consolaient aisément, passant de longues après-midi à fumer des cigarettes, étendus sur le plancher, ou alors, se livrant à d’interminables parties de cartes. Ils avaient escompté, l’un et l’autre, l’avantage de pouvoir avancer leurs affaires amoureuses avec la Guêpe pendant ce tête-à-tête. Et chacun des deux hommes s’avouait à part soi qu’il aurait favorisé pour un peu l’évasion de la prisonnière, si celle-ci lui avait manifesté un tant soi peu de sympathie.