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— Voyons, m’sieur Fandor, vous ne connaissez donc rien de ce qui se passe dans le quartier ? moi qui n’habite Belleville que depuis huit jours, je suis déjà au courant de tout et tout ce qu’il y a de bien avec elle.

— Ta propriétaire, sans doute, puisque tu lui as donné de l’argent ?

— Très peu, m’sieur Fandor, des propriétaires, n’en faut plus, au lieu que des dames Gauthier, vous pouvez en fabriquer à la douzaine, on ne se plaindra jamais qu’il y en ait de trop sur le pavé de Paris. Ça, voyez-vous, c’est le bon Dieu en personne descendu sur la terre, la Providence des pauvres bougres.

Longuement, confusément, en émaillant son discours de saillies pittoresques, Bouzille expliqua à Fandor intéressé, le rôle que jouait cette dame mystérieuse.

Elle faisait partie d’une société charitable de femmes du grand monde riche, qui avait pour but de venir en aide aux familles pauvres et nombreuses, de même aux ouvriers, aux malades. Cette société charitable payait les loyers des miséreux, mais en partie seulement. Chacun, pour faire preuve de bonne volonté, devait mettre une somme. Cette dame passait le matin du terme, prenait l’argent, puis on n’avait plus à s’occuper de rien et le lendemain elle apportait la quittance.

— Ainsi, conclut Bouzille, j’avais encore vingt-trois francs à donner cette semaine au proprio, eh bien, j’ai refilé sept francs à la dame Gauthier et c’est sa société qui va mettre le reste.

— Où demeure-t-elle ?

— Ma foi, je n’en sais rien.

Mais Fandor avait demandé le Bottin, il le consulta : Gauthier… puis, apercevant à la suite du nom cette indication « Trésorière de l’Œuvre des Loyers », il s’écria :

— Voilà la dame, pas vrai Bouzille ?

Le chemineau se pencha sur l’épaule du journaliste et lut, en suivant les lettres de son gros doigt :

— Rue des Mathurins 149. Oui, ça doit faire l’affaire.

Brusquement, le journaliste quitta le chemineau et dix minutes plus tard, ayant troqué sa casquette d’inspecteur du gaz contre un chapeau de feutre mou et dont il se baissa les bords sur les yeux, Fandor faisait les cent pas devant le 149 de la rue des Mathurins.

Le journaliste n’attendit pas en vain. La dame en noir descendit d’un fiacre, et Fandor passant à ce moment tout à côté d’elle, devina ses traits sous l’épaisse voilette :

— Elle, murmura-t-il, c’est elle. Ah par exemple, si je m’y attendais. Décidément, je dois être sur la bonne piste.

***

— Madame la trésorière, vous avez la parole.

M me Marquet-Monnier, femme de l’honorable banquier de la rue Laffitte et présidente de l’Œuvre des Loyers, venait de parler.

Dans le salon, les dames dont l’âge variait de vingt-cinq à quarante ans, travaillaient avec l’application des personnes qui ont une mission à remplir.

Il s’agissait en effet, de la réunion hebdomadaire du Comité de l’Œuvre des Loyers. M me Marquet-Monnier en était la présidente, la réunion avait eu lieu ce jour-là chez la trésorière, M me Gauthier, parce qu’on était le jour du terme, le huit du mois, échéance des petits loyers, et qu’il fallait s’occuper avec la trésorière de tous les règlements d’argent à effectuer dans ce quartier de Belleville.

M me Gauthier prit la parole. Elle exposait la situation. L’orateur était une femme d’une remarquable beauté. L’éclat de son teint et de ses cheveux éblouissants d’un or brillant tirant sur le rouge, ressortait encore mieux sur sa toilette sombre qu’égayait un petit col de dentelle blanche.

M me Gauthier, d’une voix harmonieuse, expliquait à ses collègues qu’elle avait le matin même achevé de recueillir les parts des loyers que les pauvres gens du quartier de Belleville avaient pu réunir :

— Nous avons, dit-elle, huit mille francs à payer, moins trois mille qui résultent de l’effort des locataires, c’est donc cinq mille francs qu’il faut ajouter pour parfaire cette somme.

M me Marquet-Monnier reprit la parole :

— Vous venez d’entendre, mesdames, dit-elle, le rapport de M me Gauthier, notre dévouée trésorière. Quelqu’un a-t-il une objection à formuler ?…Personne ? Je vous propose donc, Mesdames, l’adoption pure et simple.

Se tournant alors vers M me Gauthier, la présidente demanda :

— Veuillez avoir l’obligeance, chère madame, de me remettre, d’une part les trois mille francs que vous avez recueillis dans le quartier de Belleville, et de l’autre les cinq mille francs destinés à parfaire la somme et qui sont dans votre caisse.

M me Gauthier se leva :

— Rien n’est plus simple ni plus juste, chère madame.

La jolie femme, tirant de son réticule un trousseau de minuscules clefs, alla au petit meuble d’angle, l’ouvrit, mais devant le meuble béant, elle demeura stupéfaite, les jambes se dérobant sous elle.

Réagissant néanmoins contre son émotion, M me Gauthier d’un geste brusque refermait le meuble, elle se retourna, affectant un air impassible.

— Je vous demande mille pardons, ma chère présidente, mesdames, fit-elle… mais je croyais avoir ici même ces fonds, je me suis trompée, ils sont à ma banque, au Comptoir National. Assurément dans un instant… je vais, d’ici une heure à peine…

Un peu hautaine, comme à son ordinaire, calme et flegmatique, la présidente tendit sa main gantée à M me Gauthier :

— Il suffit, chère madame, que les fonds soient arrivés rue Laffitte pour cinq heures du soir. Or, il est à peine trois heures de l’après-midi. À tout à l’heure.

Les dames du Comité se retirent, madame Gauthier avait pour toutes un sourire aimable. Toutefois, malgré ses efforts, la jolie femme ne pouvait dissimuler son émotion. Quelques-unes de ses collègues s’en apercevaient car, à peine ces dames avaient-elles quitté son appartement, que l’une d’elles, résumant la pensée de toutes les autres, murmurait à l’oreille de la présidente :

— Je ne sais pas si je m’illusionne, mais il me semble qu’il se passe quelque chose ? Avez-vous remarqué comme M me Gauthier est devenue soudain toute pâle ?

La présidente ne répondit pas, mais son air préoccupé trahissait sa pensée.

Seule dans son appartement, M me Gauthier donnait libre cours à son inquiétude, se tordait les bras, cependant qu’une sueur d’angoisse lui perlait au front :

La jeune femme, après être restée quelques instants immobile, comme figée dans un muet désespoir, se précipita à nouveau vers le petit meuble qu’elle avait été ouvrir en présence de tout le monde pour en retirer de l’argent. Seule désormais, elle recommença, poussa la clé dans la serrure, écarta d’une main tremblante la porte du petit coffre vide, absolument vide.

— Ai-je donc été volée ? que signifie encore ce nouveau mystère ?

Et soudain, elle poussa un cri, cependant qu’après avoir enfoncé sa main à l’intérieur du meuble, elle en tira une sorte de chiffon noir, d’étoffe souple et molle, qu’elle laissa échapper de ses doigts tremblants. M me Gauthier sursauta :

— La cagoule, murmura-t-elle, c’est encore la cagoule. Il m’en veut toujours. Qu’a-t-il fait ? que veut-il de moi ?

***

La nuit était venue, et dans les bouges de Belleville, on faisait ripaille et grand tapage. Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf, les deux inséparables étaient encore installés dans le cabaret du père Joseph, entre eux se dressait une muraille de bouteilles dont le nombre augmentait sans cesse.

— Canaille, grommelait Bec-de-Gaz, en regardant Œil-de-Bœuf, cependant qu’Œil-de-Bœuf jurait :

— Brigand, en regardant Bec-de-Gaz.

Les deux hommes, tout en trinquant se menaçaient du poing :

— Elle est pour moi, je l’aime.

— Moi aussi je l’aime et je la veux.

— Bec-de-Gaz.

— Œil-de-Bœuf.

Les deux hommes se levèrent, et vidèrent leur verre. Puis, Bec-de-Gaz, penchant sa haute taille par-dessus la table encombrée de bouteilles, murmura à l’oreille d’Œil-de-Bœuf :