— L’avenir répondra.
— Soit, à dans huit jours.
L’Américain se levait, Juve se leva de même :
— J’accepte le défi, monsieur, fit-il, mais il est entendu que pendant ces sept jours et jusqu’à la date fixée par vous pour le remboursement du million dû à ce pauvre M. Marquet-Monnier, qui est reparti voici une heure, et sans dîner, nous ne nous quittons pas d’une semelle.
— Entendu. Vous m’offrez l’hospitalité au Havre. Demain nous partons pour Paris. À mon tour de vous recevoir, je désire vivre incognito. Je viens de charger une agence parisienne, l’agence Thorin, de me retenir un appartement meublé dans un quartier voisin de l’Arc de Triomphe. Je m’appellerai pour la circonstance M. Back, tout court. Monsieur Juve, je vous reçois chez moi.
« L’agence Thorin, songea Juve, oh, oh.
Et à haute voix :
— C’est une affaire entendue, à nous deux monsieur.
11 – LE LANGAGE DES FLEURS
— Monsieur Juve, je pense que votre santé est bonne et que vous ne refuserez pas de venir un peu faire la noce avec moi ?
Juve, qui lisait le journal, déshabillé, en pantoufles, ne songeant nullement à sortir, avait regardé son hôte avec stupéfaction :
— Faire la noce avec vous, monsieur Backefelder ? mon Dieu, je ne dis ni non, ni oui. Que proposez-vous ?
— Une partie quelconque, un souper, quelque chose de bien… et après, si le cœur vous en dit… enfin, je n’insiste pas…
— Ah çà, qu’est-ce qui vous prend ?
— Rien du tout, ou peu de chose. Vous comprenez, j’ai quinze jours à rester à Paris, quinze jours tout juste pas seize, quinze, il faut que j’en profite. Je comptais remettre les fonds dont j’étais porteur le lendemain de mon arrivée en France et consacrer ensuite une huitaine de jours aux visites officielles obligatoires, puis passer le plus agréablement possible la dernière semaine de mon séjour. Les événements en décident autrement. Je n’ai plus les fonds, je ne les aurai pas avant cinq ou six jours maintenant, et par conséquent, toutes mes visites officielles sont retardées. Donc, programme modifié, on commence par la noce. Je vous demande de m accompagner à Montmartre.
Juve était déjà debout. La tranquille assurance de l’Américain qui ne se démentait pas une seconde n’était pas pour déplaire au caractère impétueux de Juve. Le contraste était piquant d’abord entre lui et cet homme et puis, Backefelder commençait à en imposer à Juve par son flegme.
— Allons, dit-il, allons faire un bon souper. M. Backefelder, je suis votre homme si vous voulez bien de moi. Mais qu’allez-vous faire des fonds demeurés en votre possession ? Il serait imprudent de les laisser seuls ici et, d’autre part…
— Bah, j’emporterai l’argent. Dans ma poche. Je ne pense pas que personne vienne l’y prendre.
À cela, il y avait si peu à répondre que Juve s’était contenté d’approuver d’un hochement de tête. Il lui fallut une heure à peine pour faire sa toilette. À onze heures, les deux hommes étaient prêts, et le cigare à la bouche, ils sautaient dans un fiacre, se faisaient conduire à une des « boîtes » pseudo artistiques des boulevards extérieurs. À minuit et demi, ils étaient tous deux en train de grimper l’étroit et tortueux escalier qui conduit de la rue Pigalle à la salle de ce restaurant de nuit qui a pour enseigne un Crocodile.
Juve en proposant à J. H. W. K. Backefelder d’aller souper au Crocodileavait tout bonnement donné l’adresse d’un restaurant qui ne lui était certes pas inconnu. Jadis, en compagnie de Fandor, en compagnie de Bobinette, …mais il s’agissait bien de ça.
Basse de plafond, affectant une forme irrégulière, tapissée de tentures rouges, meublée de banquettes rouges qui formaient un décor sombre faisant ressortir la blancheur des nappes, le scintillement de l’argenterie, le chatoiement des verreries des couverts, la salle du Crocodileétincelante de lumière était déjà pleine d’une foule de consommateurs attablés devant des boissons variées, scandant du cliquetis des fourchettes, du heurt des verres, le rythme d’une valse nègre.
Étrange spectacle, bien banal pour un Parisien, mais toujours amusant pour un étranger, que celui des cabarets de nuit montmartrois. Dans une pièce où trente personnes seraient mal à l’aise, quatre-vingts consommateurs et plus, parfois, s’entassent les uns sur les autres pour avoir la joie de s’envoyer dans la figure les bouffées des cigares invraisemblables qu’ils fument, pour hurler ensemble des chansons idiotes et contempler d’un œil excité les trémoussements épileptiques de quelques danseuses volontaires, femmes empanachées ou ballerines en tutu, se trémoussant au milieu des tables, dansant entre elles, dansant avec qui veut, dansant sans s’occuper de l’accompagnement, sans prêter attention à un chanteur comique qui hurle quelque romance à sa façon et s’interrompt parfois, pour sauter sur les genoux de quelque jeune Brésilien en goguette, ou mieux, de quelque vieux monsieur, et cela pour solliciter une cigarette, un verre, autre chose aussi parfois.
On respirait mal au Crocodile. Les âcres relents du tabac se mêlaient aux senteurs de la poudre de riz, de l’eau de Portugal et du patchoulis. Il faisait chaud. La poussière montait des tapis. L’orchestre n’arrêtait pas, coups de poing sur le tympan. Les laquais en bas de soie, semblables à des suisses d’églises, au col brodé d’un crocodile d’or, tentaient vainement d’asseoir ou de renvoyer la foule des fêtards.
Backefelder, au premier coup d’œil, avait tressailli.
— Oh, oh, murmura l’Américain, l’endroit il était gai tout à fait et certainement cela était unique et parisien beaucoup.
Mais, déjà, le gérant s’empressait :
— Ces messieurs viennent pour consommer ou pour souper ?
— Pour souper.
En dépit de l’orchestre, des danses, d’une romance qu’une négresse roucoulait avec conviction, le gérant hurlait d’une voix de stentor :
— Une table deux couverts pour un souper. Voyez cela, Émile, à vous.
Juve et Backefelder n’eurent qu’à suivre un maître d’hôtel digne, froid, indifférent au vacarme, un maître d’hôtel qui prenait les femmes par les épaules et les écartait en homme investi de hautes fonctions, pour gagner rapidement une petite table située le long de la banquette et où, à tout hasard, était déjà déposé un grand seau d’eau rempli de glace où se frappaient deux bouteilles de champagne haut colletées d’or. Ni Juve, qui n’y entendait pas grand chose, ni M. Backefelder, qui y entendait encore moins, n’eurent à décider. Le maître d’hôtel leur dit leur menu :
— Aspic au foie gras ? Oui. Buisson d’écrevisses ? Très bien. Des assiettes à l’anglaise ? Non. Un perdreau aux choux ? Une glace ? Non pas ? Bien. Desserts assortis. Fruits ? du champagne, naturellement, monopole brut, je pense. Entendu, messieurs, je vous fais servir tout de suite.
— Allo, répéta l’Américain, tout cela est bien parisien, en vérité, oh, extrêmement parisien, je pense. Le domestique sait avant moi ce que je veux manger.
Juve pensait déjà à la migraine du lendemain et aux conséquences désastreuses que le champagne ne manquerait pas d’avoir sur ses vieux rhumatismes.
Ni Juve ni Backefelder, d’ailleurs, n’eurent le temps de commencer à causer. À peine dépliaient-ils leur serviette que la troupe empanachée s’abattit sur eux. Elles étaient là une trentaine, trop brunes, trop blondes, trop gaies, trop souriantes, à échanger des œillades avec tous les consommateurs, courir de l’un à l’autre, boire dans un verre, pignocher dans une coupe, commencer un refrain, l’interrompre pour valser de force avec un tzigane, se perdre dans un tourbillon, revenir une houppette à la main et conclure par le traditionnel :
— Dis, mon loup, qu’est-ce que tu offres ?
Or, Juve et Backefelder étaient rasés. Personnages excentriques, américains, ils allaient être aussitôt l’objet de l’attention de toutes les femmes, car pour les clients habituels du Crocodile, américain signifie toujours rastaquouère, homme riche, client sérieux.