— Au fait, quel bureau de placement ?
— L’agence Thorin.
— Toujours. Et que faisais-tu là-dedans ?
— Rien ou pas grand chose. Tenez, Juve, j’étais venu là pour engager une petite bonne.
— Ta femme de ménage ne te suffit pas ? Pour le temps que tu passes dans ton appartement.
— Ce n’était pas pour moi que j’allais l’engager.
— Et pour qui donc ?
— Il s’agissait de rendre service à une jolie personne de mes amies.
— Hum. Qu’es-tu devenu tout ces temps derniers ? Je n’ai pas eu de tes nouvelles, deviendrais-tu paresseux ?
— Vous en avez de bonnes, Juve. Je vous conseille de parler, vous qui perdez votre temps à fumer des cigares en tête à tête avec un Américain et qui, lorsque vous n’êtes pas enfermé dans son appartement, allez avec lui dans des endroits interlopes au risque de vous faire reconnaître.
— Il ne s’agit pas de ça. Crois-tu, Fandor, que nous allons faire des rencontres intéressantes ?
— J’en suis persuadé. Ma police personnelle m’a fait savoir que la bande de Belleville va venir ici dépenser le reste de l’argent qui lui est si mystérieusement parvenu.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Juve, s’écria-t-il, je compte m’amuser. Les chevaux de bois, les montagnes russes, la femme tatouée et les veaux à deux têtes.
— Tu veux rire ?
Mais le policier s’arrêta net, mettant la main sur l’épaule du journaliste :
— Regarde donc, lui souffla-t-il à l’oreille, l’homme qui passe là.
***
— Hé, la patronne, combien les pains d’épice ?
— Deux sous au choix, l’inscription en supplément. Faites écrire le nom de votre maîtresse, de votre femme, de vos enfants.
Un grand gaillard planté avisant un pain d’épice en forme de poule, déclarait :
— Écrivez-moi quelque chose là-dessus.
— Quoi c’est qu’il faut vous inscrire ?
— Écrivez-moi : La Guêpe. En deux mots.
La marchande saisit une sorte de burette remplie de sucre en pâte et, avec adresse, dessina sur le pain d’épice les lettres demandées.
— C’est encore un sou pour les inscriptions spéciales.
L’homme fouilla sa poche, paya, lorsque soudain derrière lui une grosse voix retentit qui commandait à la marchande foraine :
— Pour moi ce sera une autre poule et la même inscription que monsieur.
Le grand individu, premier client, se retourna brusquement, considéra le nouveau venu :
— Œil-de-Bœuf.
— Bec-de-Gaz.
— Ah, s’écria Œil-de-Bœuf, car c’était lui, en effet, qui venait de surgir inopinément derrière son inséparable ami, ah, je t’y prends, Bec-de-Gaz, à faire du sentiment et à te préparer des douceurs en sucre tout en pensant à la Guêpe. Je croyais pourtant qu’t’en avait fini d’être piqué pour cet oiseau rare.
— Plus souvent, grommela Bec-de-Gaz, que je renonce à la Guêpe, Tu serais trop content de me sauter dessus.
— Faudra pourtant bien, déclara Œil-de-Bœuf énergiquement, que ça finisse un jour eu l’autre. On est de trop.
— C’est bien mon avis, on est de trop.
— Reste à savoir qui doit se débiner ?
— M’est avis que c’est toi.
— À moins qu’il ne s’agisse de toi.
Les deux hommes s’étaient éloignés, chacun d’eux tenant précautionneusement à la main sa poule en pain d’épice sur laquelle le sucre séché avait écrit en belles lettres de ronde le nom de l’aimée.
Ils marchèrent silencieusement quelques instants l’un à côté de l’autre, puis lentement Bec-de-Gaz posa sa main osseuse sur l’épaule d’Œil-de-Bœuf :
— Mon pauvre vieux, fit-il, au fond ça me fait de la peine de songer que ta peau ne vaut pas cher en ce moment, car j’ai comme une idée que ce soir on va en finir et je suis décidé à te crever comme un chien.
— Mon pauvre Bec-de-Gaz, fit-il, tu n’as pas de prudence pour deux sous, quand je pense que ta dernière heure est peut-être venue et que tu n’as encore ni fait ton testament, ni commandé ton cercueil.
— Ah, Œil-de-Bœuf.
— Ah, Bec-de-Gaz.
Quelques instants plus tard, ils trinquaient le plus amicalement du monde en face d’une bouteille de rouge.
***
Juve et Fandor allaient et venaient au milieu de la foule, se glissant inaperçus, s’arrêtant à la parade de chaque baraque, mais en réalité s’inquiétant beaucoup moins des facéties débitées par les forains que de la composition de l’assistance.
Un peu à l’écart, un couple sombre se disputait. Une femme au visage tragique disait :
— Ne fais pas le méchant, viens avec moi voir le musée anatomique, je te paie l’entrée.
En dépit de cette supplication l’homme auquel elle s’adressait, un colosse aux robustes épaules secoua la tête :
— Rien à faire pour le musée anatomique, c’est des trucs qui me dégoûtent, décidément, il n’y a pas comme toi pour avoir des idées gaies, je ne marche pas, vas-y si tu veux, tu viendras me rejoindre. D’abord il y a Mort-Subite qui m’attend pour prendre un verre. Débine Fleur-de-Rogue, va-t’en voir tes saloperies.
— Eh bien, n’en parlons plus, fit-elle. Après tout, ça m’est bien égal de voir ou de ne pas voir les baraques de la foire, ce que je veux, c’est rester avec toi.
— Ça c’est sûr, tu colles comme de la glu.
— Le Bedeau, ne me parle pas comme ça. Si c’est que tu veux me balancer, eh bien, dis-le franchement.
— C’est pas que je sois rassasié de toi, malgré tout, je sens bien que tu me tiens encore, mais je veux t’arracher de ma peau, car pour tout te dire, je ne suis pas tranquille avec toi, j’ai le taf.
— Le taf ?
— Oui, le taf, répéta durement le Bedeau, rapport à ce que je suis ton homme, ton amant, et que tous ceux que tu as eus avant moi, ça leur a porté malheur. Rappelle-toi Jean-Marie, Ribonard, crevés tous les deux.
— Mais ça n’est pas de ma faute.
— Possible, tout de même tu portes la guigne. Ça ne durera pas longtemps, Fleur-de-Rogue, j’aime autant te le dire.
Soudain, de derrière une ménagerie surgirent deux petits vieux aux allures comiques : Bouzille et la mère Toulouche. Le chemineau s’était endimanché pour la circonstance, et il avait parfaitement l’allure d’un bon paysan de la banlieue venu avec sa bourgeoise faire la fête dans les faubourgs de la grande ville. Car la mère Toulouche, affublée, elle, d’une robe de soie noire qui craquait aux entournures et coiffée d’un chapeau à fleurs dont les brides à l’ancienne se nouaient sous son triple menton, ressemblait vraiment à une ménagère respectable.
Bouzille, en bon badaud, s’intéressait aux parades, écarquillait les yeux lorsque arriva une dame vêtue d’une robe scintillante. Elle riait aux éclats lorsque le clown recevait des coups de pied dans le derrière ou que le singe savant tournait la manivelle d’un orgue de Barbarie.
— Ah c’est rien farce, criait Bouzille qui ne marchandait pas son admiration.
Mais la mère Toulouche avait son idée :
— Comprends donc ce que je te dis, Bouzille, toi qui n’as pas de casier, tu devrais demander l’autorisation de monter une affaire comme ça dans les foires. Moi, je tiendrais la caisse, toi, tu ferais le boniment. Sûr que la combine serait bonne.
— Possible, mais je ne la ferai pas avec toi, la mère Toulouche.
— Pourquoi donc ?
— Tiens, parbleu, parce qu’avec toi je serais sûrement de la revue, tu me roulerais.
— Si on peut dire.
— Et comment que tu me rouleras ! Je te connais, je me connais, c’est fait d’avance.
Il était déjà dix heures du soir et Juve et Fandor, dissimulés dans la foule, avaient à peu près repéré tout leur monde.
— Venez Juve, dit Fandor, je viens d’apercevoir deux femmes qui nous intéressent de façon toute particulière. C’est Chonchon et puis Adèle. Vous savez bien, la femme de chambre.
— Je sais, fit Juve, celle qui depuis l’affaire de la Villa Saïd fréquente les établissements de nuit.