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— Bah, tant pis pour lui, pensa-t-il en se figurant M. Backefelder tranquillement endormi dans son lit et reposant la conscience en paix, je m’en vais l’éveiller et il ne pourra pas m’en vouloir.

À haute voix, Juve appela :

— Monsieur Backefelder.

Mais à la voix du policier, aucun écho. Juve en fut surpris, il sursauta, toussa, demeura un instant interdit :

— Ah çà, il a le sommeil bien dur.

Et il appela plus fort :

— Monsieur Backefelder.

Mais ce fut tout aussi vainement et cependant, il avait crié très fort, le plus fort qu’il avait pu.

— Je suis trop loin de sa chambre à coucher, se dit Juve, et c’est évidemment ce qui fait qu’il ne m’entend point ou que sa réponse ne parvient pas jusqu’à moi.

Juve s’efforçant au calme gagnait à tâtons un porte-parapluie où il accrochait son chapeau, sa pelisse, d’un mouvement qu’il voulait lent, et qui, cependant, était saccadé, nerveux, empreint d’une réelle inquiétude.

— Faisons de la lumière, avant tout.

Juve sortit du vestibule, ouvrit une petite porte qui conduisait à la cuisine. Backefelder et lui, vivant au restaurant, n’utilisaient pas la pièce et l’avaient transformée en débarras. Le policier, toujours à tâtons, chercha une lampe, la trouva, frotta une allumette et il éprouva immédiatement un grand réconfort, à voir clair.

— Backefelder ronfle, se dit Juve, je vais aller écouter à sa porte, je l’entendrai dormir bien tranquille, et par conséquent, je serai rassuré.

Au sortir de la cuisine, Juve retraversa le vestibule, et, passant devant la salle à manger, ouvrit la porte pour jeter un coup d’œil à la pièce. Il fut surpris, elle était en désordre. Il n’y avait évidemment rien d’extraordinaire dans le fait que l’on avait pas entièrement retiré le couvert, mais tout de même Juve fut ennuyé de ne point trouver les choses en leur état normal. D’ordinaire, sitôt le dîner achevé, quand par hasard lui ou Backefelder dînait rue Bayen, étant pressés par quelque course, le domestique qu’ils avaient engagé s’empressait à desservir, à donner un coup de balai, à rendre à toutes choses, une apparence d’ordre et de confortable. Ce jour-là, il n’en était pas ainsi. Juve voyait la table encore dressée. Même, dans un coin de la salle à manger une serviette, la serviette de Backefelder évidemment, était tombée, traînait là à l’abandon, ce qui était au moins surprenant. Et Juve de son coup d’œil perspicace notait encore que, sur l’assiette marquant la place où s’était assis l’Américain, demeurait la moitié d’un dessert inachevé. Qu’est-ce que cela voulait dire ?

— Continuons notre visite, se dit le policier.

Quittant la salle à manger, Juve traversa le petit salon où d’ordinaire lui et l’Américain, après dîner, allaient fumer un cigare. La pièce avait été meublée à la hâte, en raison de l’installation provisoire de H. W. K. Backefelder mais, néanmoins, grâce à de bons fauteuils, aux tapis épais, qui couraient devant la cheminée, elle avait un air d’intimité qui rassura immédiatement Juve.

— Ici, aucun désordre, murmura le policier.

Mais, tout en songeant, Juve renifla :

— Tiens, c’est curieux, il n’a donc pas fumé aujourd’hui. Je ne sens aucune odeur de tabac et cependant le parfum du tabac anglais qu’il fume demeure d’ordinaire fort longtemps.

Cela, c’était une toute petite observation, mais elle venait après beaucoup d’autres, elle s’ajoutait automatiquement, en quelque sorte, aux motifs d’effroi que Juve accumulait sans même en avoir conscience depuis qu’il avait pénétré dans l’appartement. Et c’est avec une brusquerie qui n’avait plus rien de prudent, avec une impétuosité qui prouvait à quel degré d’inquiétude il en était arrivé, que Juve abandonna le salon-fumoir pour suivre en courant un petit corridor.

— Ah çà, j’en aurai le cœur net.

Le policier était en moins de rien à la porte de la chambre où devait reposer son compagnon :

— Monsieur Backefelder ? Monsieur Backefelder ?

Par deux fois, il appela encore.

Et le silence persista. Rien ne lui répondit.

Juve colla son oreille au vantail de la porte. Le lit était tout contre, le long de la muraille, il allait sans doute percevoir la respiration du dormeur, s’assurer facilement qu’il était là. Juve ne perçut rien. Il avait eu peur dans le salon, il eut encore plus peur. Ce n’était plus le moment de tergiverser, d’agir avec délicatesse.

Juve empoigna le bouton de la porte, voulut entrer dans la pièce. La porte résista. Elle était fermée.

— Ah çà, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Jamais Backefelder n’a fermé sa porte à clef, que je sache.

Juve se recula, il s’adossa à la porte, les pieds appuyés contre le mur, il fit un violent effort, prêt à faire sauter la porte de ses gonds. Mais la porte était solide. Elle résista. Alors, Juve s’impatienta. Tout à l’heure, l’angoisse l’effleurait seulement et il lui résistait, maintenant elle le tenait, il était en sa possession, il était pris par la peur. Juve, abandonnant le procédé qu’il avait adopté un instant, changea de tactique. En dépit du bruit qu’il causait dans l’immeuble tranquille, à cette heure avancée de la nuit, il entreprit de défoncer à coups d’épaule l’un des panneaux de la porte. Et pendant qu’il se meurtrissait les chairs, Juve, les yeux fermés, ayant posé sa lampe sur le sol à côté de lui, croyait voir Fantômas, lady Beltham, lady Beltham qui connaissait François Bernard puisque c’était par l’intermédiaire du terrassier que Juve avait reçu la lettre de la maîtresse du bandit. Il ne fallut pas longtemps à Juve pour réussir. Doué d’une vigueur exceptionnelle, habile aussi à de pareilles entreprises, Juve, en quelques secondes, défonça le panneau inférieur de la porte. Il pénétra dans la chambre de Backefelder.

— J’arrive trop tard, dit-il, simplement.

Devant le policier, étroitement garrotté, bâillonné, les yeux bandés, ne pouvant bouger même un doigt, se trouvait H. W. K. Backefelder, assis sur une chaise de la salle à manger et si pâle, si blême que, sans réfléchir, Juve le crut mort. Comme tous les hommes d’action, devant l’horreur du fait accompli, Juve demeura paralysé quelques secondes, anéanti, et puis, la réaction se fit en lui, il eut comme une honte de sa propre émotion, il se précipita vers l’Américain.

Et à peine Juve s’était-il approché, avait-il frôlé son compagnon de quelques jours, qu’un cri de joie s’échappait de ses lèvres :

— Mais, il vit, il vit, ah, crédibisèque, il vit !

Avec une précipitation extrême, Juve alors entreprit de déligoter le malheureux étranger. Il enleva le bandeau qui lui voilait la lumière. Et avec un indicible bonheur, il vit le regard de Backefelder étinceler, lumineux, affolé, suppliant surtout.

— Oui, oui, criait Juve, perdant complètement la tête, je me dépêche, vous allez être libre.

Et, tout en parlant, le policier s’arrachait les ongles à vouloir défaire les nœuds compliqués qui maintenaient les cordages, immobilisant Backefelder depuis les pieds jusqu’à la tête, maintenant même son bâillon. Ce n’était malheureusement pas chose facile que de défaire les nœuds compliqués à dessein des cordes tendues avec une rigidité extrême. Juve s’impatientait, s’embrouillait, finit par prendre un canif et par scier autant qu’il le pouvait les liens. Le bâillon tomba d’abord. Juve haleta :

— Que vous est-il arrivé ? Qui est-ce qui vous a mis…

Mais évidemment, Backefelder était encore hors d’état de répondre. Le dernier cordage défait, il se leva pesamment du siège où il venait de vivre de si cruels moments, et, les membres engourdis, titubant, victime d’un étourdissement, il fit quelques pas à travers la pièce sans répondre aux questions que Juve multipliait. Pendant quelques secondes, cette scène se prolongea, puis Backefelder ayant fait deux ou trois grandes aspirations profondes, s’étant étiré, sembla retrouver un peu de calme, de tranquillité d’âme au moins. Alors, avec son flegme parfait, Backefelder se tournant vers Juve qui, maintenant, adossé à la muraille, le regardait avec stupeur, il lui tendit la main, et, d’un ton très tranquille, déclarait :