— Eh bien ?
— M. Nathaniel Marquet-Monnier est-il rentré, mademoiselle ? Voulez-vous lui annoncer que M. Juve désirerait l’entretenir quelques instants.
Le policier n’eut pas le temps d’achever sa phrase :
— Ah, monsieur Juve, c’est vous ? Dieu soit loué. Est-ce mon mari qui vous envoie ?
— Non, madame, pourquoi ?
— Excusez-moi, monsieur Juve, je suis M me Marquet-Monnier. Voulez-vous vous donner la peine d’entrer… Marie, voulez-vous allumer les candélabres du salon ? Veuillez me suivre, monsieur.
Juve obéit, et derrière M me Marquet-Monnier, pénétra dans un grand salon tout bête à force d’être convenable, avec ses fauteuils en tête à tête et ses douzaines de chaises raides en rang d’asperges. Les candélabres allumés, la petite bonne disparut. M me Marquet-Monnier s’installa, les pieds sur un tabouret de velours, et cela cependant que d’un signe de tête elle indiquait un siège à Juve.
— Monsieur Juve, commençait M me Marquet-Monnier, je sais parfaitement qui vous êtes. Je vais donc vous parier en toute franchise.
— Parlez, madame, je suis tout oreilles.
— Ce que je vais vous dire va vous sembler probablement un peu excentrique et je m’en afflige à l’avance ; croyez bien que si j’agis ainsi, c’est que réellement les circonstances m’en font une nécessité impérieuse.
— Parlez, madame.
— Je suis en ce moment folle d’inquiétude…
— Pourquoi donc ?
— Parce que depuis ce matin, monsieur Juve, il se passe des choses extraordinaires dans la propriété. J’ai donc cru que votre arrivée n’était pas fortuite et que c’était mon mari qui vous envoyait.
— Ma foi, madame, je vous avoue que je ne comprends rien du tout. Depuis dix minutes que je suis ici vous me parlez d’inquiétude, de peur. Quelle inquiétude ? quelle peur ? Qu’est-ce qui se passe en un mot ?
— Je ne vous cache pas, monsieur, que depuis ce vol extraordinaire dont a été victime M. Backefelder que vous connaissez, je vis dans une nervosité perpétuelle. Je ne suis qu’une pauvre femme qui n’entend rien aux affaires et qui tâche seulement de remplir ses devoirs de maîtresse de maison. Je m’effraie maintenant de la complication des affaires de mon mari. Je ne sais pourquoi, mais je vous le répète, depuis le vol de M. Backefelder, vol du transatlantique et vol de la rue Bayen, je vis dans la crainte de quelque chose qui doit survenir.
— Enfin, madame, voulez-vous me dire en deux mots quels sont les phénomènes qui vous ont intrigués tout particulièrement ? les craintes vagues, vous savez, cela ne relève guère des enquêtes de police.
— Ce matin, mon mari est parti de bonne heure à sa banque, m’annonçant qu’il ne rentrerait pas déjeuner, mais qu’il viendrait dîner à huit heures. Il est huit heures moins dix, s’il n’a pas manqué son train, il sera là dans quelques instants. Je commencerai seulement alors à respirer en paix. Voici ce qui s’est passé depuis ce matin. D’abord, la barque que nous possédons et qui est attachée à un piquet de notre jardin – elle nous sert à passer sur l’autre rive sans être obligés de remonter jusqu’au pont – nous a été volée pendant la nuit. Par qui ? comment ? on ne le sait pas. Cela, déjà, m’avait fait peur. Mais il y a mieux : vers dix heures, je suis descendue au jardin pour aller, comme tous les jours, surveiller la distribution de grain à mes poules, monsieur, je me suis aperçue avec un effroi très réel et que je ne vous dissimule pas, que Tom, notre chien de garde, était mort, empoisonné, je crois.
— Oh, oh, la barque volée, le chien de garde tué. En effet, c’est mystérieux.
— Ce n’est pas tout, monsieur. Je suis sortie pour aller porter l’aumône à de pauvres gens – j’estime que la charité doit être faite en personne et je visite moi-même les indigents. Eh bien, monsieur, j’ai constaté que la sonnette de la porte d’entrée avait été mystérieusement démontée au cours de la nuit.
— En effet, tout à l’heure, moi-même, j’ai vainement sonné à votre porte, j’ai dû franchir la haie pour atteindre le perron. Est-ce tout, madame ?
— Non, ce n’est pas tout, monsieur. J’ajoute que très émue par ces trois phénomènes anormaux : disparition de la barque, mort du chien de garde, démontage de la sonnette, j’ai voulu tout à l’heure, au moment où le soir commençait à tomber, téléphoner à Nathaniel pour le prier de rentrer de bonne heure, car j’avais peur à l’idée de la nuit venant. Monsieur, le téléphone était coupé… Et voilà tout, monsieur, c’est bien peu de chose en effet, je m’en rends parfaitement compte, mais il n’empêche qu’il me semble que ce peu de chose est effrayant. Comment tout cela est-il arrivé ? Pourquoi est-ce arrivé ? Qu’en dois-je conclure ? En tout cas, quand vous êtes arrivé, je vous avoue que j’étais à bout d’énergie. Ici, à la campagne, on est seul, désarmé, livré sans défense à tous les rôdeurs de nuit, à tous les gens de mauvaise vie qui peuvent être tentés par un mauvais coup. La porte qui claque, le volet qui bat, les peupliers de l’avenue, tous ces bruits me font mal.
Juve allait répondre à M me Marquet-Monnier qu’elle devait s’exagérer les dangers qu’elle courait, lorsque la petite bonne fit irruption dans la pièce.
— Madame, criait la domestique, venez voir, c’est extraordinaire. La serrure de la porte de l’office qui est tout abîmée.
— Allons voir, dit le policier. Venez, madame, répéta-t-il. Ne craignez rien. Vous ne courez aucun danger à mes côtés.
Et peut-être pour donner confiance à M me Marquet-Monnier, peut-être parce qu’il commençait lui-même à s’alarmer, Juve tira de sa poche un revolver dont le canon étincela aux lumières.
— Qu’il en soit fait, selon la volonté de Dieu, mais je vais être bien tourmentée jusqu’à l’arrivée de Nathaniel, dit M me Marquet-Monnier.
***
Dix minutes plus tard, Juve, M me Marquet-Monnier et le banquier s’entretenaient dans le grand salon. Au moment où Juve constatait que la serrure de la porte de l’office présentait non seulement des traces d’effraction, mais bien un encrassement anormal provenant, à n’en pas douter, de ce qu’on en avait pris l’empreinte à l’aide de cire à modeler, le banquier arriva.
Il avait reconnu le policier, lui avait demandé tout de suite ce qui motivait sa venue, puis s’était renseigné sur ce qui semblait intriguer Juve, occupé à examiner sans mot dire la serrure. Juve avait entraîné le banquier dans le grand salon. En dépit de l’air étonné de Nathaniel qui, tout comme sa femme, semblait considérer que le policier en prenait bien à son aise avec lui, il avait mis le maître de la maison au courant :
— Nous étions en train d’étudier tout cela, disait Juve, quand vous êtes arrivé, monsieur. Vous n’avez rien remarqué d’anormal de votre côté, soit ici, dans la propriété, soit dans vos bureaux, à Paris ?
M. Nathaniel Marquet-Monnier, pour toute réponse, haussait les épaules, enlevant ses gants, son pardessus qu’il tendit à la jeune domestique :
— Portez cela dans ma chambre, fit-il. Et se retournant vers Juve, il expliqua, enfin : Non seulement, monsieur, je n’ai rien remarqué d’anormal, mais encore je suis persuadé qu’il n’y avait rien d’anormal à remarquer.
— Et pourquoi ?
Le banquier avait un sourire supérieur :
— Mais tout simplement parce que ma femme est très nerveuse et que c’est sa nervosité seule qui lui fait voir des mystères partout. Le chien est mort parce qu’il est mort. La barque s’est détachée. La sonnerie s’est cassée. Il arrive tous les jours qu’un téléphone ne marche pas. Propos de femmes, voyons.
Et en même temps le banquier s’assit à la table du milieu, se tourna vers son épouse, lui demandant :
— Voulez-vous me faire apporter mon courrier, ma chère amie ? Je pense que je puis avoir des lettres urgentes. Vous permettez, monsieur Juve ? D’ailleurs je serais heureux d’apprendre ce qui me vaut l’honneur de votre visite. Est-ce au sujet de mon correspondant Backefelder ?