— Patron, commençait Jérôme Fandor, j’aurais quelque chose à vous demander.
— Tu es un bon garçon, si je peux te faire plaisir.
— Oui patron, je vous demande mon après-midi.
— Tu as donc envie de faire la noce ?
— Patron, j’ai une petite amie à voir.
À cette déclaration imprévue, Célestin Labourette éclata de rire, d’un large rire jovial qui lui secouait la bedaine, qui lui plissait les yeux, lui fendait la bouche, d’une oreille à l’autre.
— Eh bien, mon colon, tu ne manques pas de toupet, toi au moins. Il y en a qui s’inventeraient une mère malade, un oncle agonisant, un héritage à recevoir, n’importe quoi enfin. Toi, tu dis les choses tout à trac. Vingt dieux, tu as une petite amie à voir, mon garçon ? hé, hé, mes félicitations, elle est brune ou elle est blonde ?
— Blonde.
— Alors je ne te tromperai pas avec elle, je n’aime que les brunes. Et comme ça, c’est aujourd’hui que tu as décidé d’aller lui faire la cour ? Elle est prévenue de ta visite au moins ?
— Oui, patron, pourquoi ?
— Parce que si elle ne l’était pas, mon ami, je risquerais en t’accordant la permission, de lui occasionner des ennuis. Tu pourrais la trouver par exemple dans les bras d’un agent de ville.
— Pas de danger, patron, elle est fidèle.
— La bonne blague ! Eh bien Jérôme, tu ne te mouches pas du pied quand tu t’y mets. Ah tu connais des femmes fidèles ? Mes félicitations. Tu me présenteras, hein. Eh bien, va, mon garçon, va retrouver ta belle. Aujourd’hui, je n’ai pas de cochons à mener à l’abattoir et je n’ai pas besoin de toi pour le tilbury, va te promener, va te payer une tranche de rigolade. Allons dépêche-toi. Je ne t’attends pas avant sept heures.
Le journaliste monta dans sa chambre de domestique, une mansarde que meublaient en tout et pour tout une paillasse, une vieille commode dont il était impossible de refermer les tiroirs et trois chaises boiteuses. Cinq minutes au jeune homme pour donner un coup de brosse à ses souliers, de gros souliers qu’il avait achetés pour mieux faire figure de domestique. Un coup de brosse pour la coiffure. La livrée envoyée au diable. Le veston d’alpaga, dont la simplicité convenait heureusement à sa nouvelle profession, endossé, et il était prêt, prêt à aller voir, prêt à aller retrouver la petite amie blonde dont il avait parlé à Célestin Labourette. À peine le reporter avait-il franchi le jardinet qui séparait la demeure du marchand de cochons, de la rue, que les manières volontairement enjouées et rieuses du pseudo-domestique se modifièrent entièrement. Jérôme Fandor, le front soucieux, la démarche pressée, avançait à grands pas, héla un fiacre, jeta une adresse, puis sautant dans le véhicule, ferma les yeux, parut dormir.
Jérôme Fandor, toutefois, ne dormait pas. Tandis que le cheval le véhiculait à une allure déplorablement lente à travers les rues des Lilas d’abord, puis à travers les faubourgs parisiens ensuite, tandis qu’il se rendait dans la direction de Belleville, Jérôme Fandor réfléchissait :
— D’après ce que je suis parvenu à apprendre, supputait le journaliste, la M me Gauthier, qui n’est autre que Lady Beltham, doit se rendre aujourd’hui même à Belleville, faire une tournée de charité. Parbleu. Il est impossible d’admettre que Lady Beltham ne soit plus en relations avec Fantômas et par conséquent, en arrivant à pister Lady Beltham, je parviendrai au monstre.
Au fur et à mesure que son fiacre se rapprochait de la rue de la Liberté, Jérôme Fandor se sentit envahi d’une satisfaction intime, la satisfaction des succès proches… Or, brusquement, le journaliste se dressait dans sa voiture.
— Malédiction, murmurait-il.
Et, en même temps, il se hâta de baisser la vitre de la portière, de passer la tête :
— Cocher, cocher, suivez la voiture qui vient de nous croiser, ce coupé de grande remise.
Jérôme Fandor, dans ce coupé, ce coupé qui s’éloignait à bonne allure, avait cru reconnaître le gracieux visage de M meGauthier, les traits de lady Beltham.
— Suivre c’te voiture-là ? répondit le cocher. Eh bien, vous n’avez pas la frayeur, vous, n’y a pas mèche avec mon cheval, j’vas relayer.
— J’m’en fiche, crevez votre rosse s’il le faut mais suivez cette voiture.
— Crevez ma bique ? vous y allez bien, pour la ramener en sueur au dépôt et écoper de vingt francs d’amende, j’y tiens pas, jeune homme.
— Marchez, crédibisèque, il y a cent francs de pourboire pour vous si nous ne sommes pas distancés.
— Cent francs de pourboire ?
Le cocher, de stupéfaction, était devenu blême. L’allure du fiacre changea. Les coups de fouet cinglèrent le dos de l’haridelle qui prit le galop.
— On les rattrapera, dit le cocher.
Le fiacre regagnait évidemment du terrain sur le coupé, allait être bientôt à sa suite, mais la partie n’était pas gagnée. Jérôme Fandor passa à nouveau la tête par la portière :
— Cocher ?
L’homme ne l’entendait pas, ayant trouvé plus simple, pour maintenir sa bête au galop de s’accroupir sur son siège et de lui larder la croupe à coups d’épingles.
— Cocher, hurlait Fandor.
— Ça va, on rattrape.
— Cocher ? criait désespérément Fandor.
Et comme l’automédon enfin condescendait à écouter, le journaliste acheva :
— Bon sang, ne vous faites pas remarquer comme ça, collez-vous dans le sillage du coupé que je vous ai montré, mais n’attirez pas l’attention sur vous. D’ailleurs si vous faites de grands gestes et si vous gueulez comme un diable, les sergents de ville vont vous arrêter.
Autant en emporte le vent. Jérôme Fandor pouvait bien parler, supplier son cocher de se redresser, de s’asseoir correctement sur son siège, celui-ci restait ébloui par la vision du pourboire promis.
— L’animal, grognait Fandor, il va flanquer son cheval par terre, casser ma jolie figure et me faire rater définitivement ma poursuite.
Le fiacre, d’ailleurs, après avoir regagné sur le coupé dans les rues encombrées, perdait manifestement sur lui dans les voies larges où le cheval de maître pouvait se déployer plus à son aise.
— Cré bon sang, jura Jérôme Fandor, je m’en vais rater mon affaire.
Jérôme Fandor, par bonheur, avait entrevu aussitôt le moyen d’améliorer sa situation : il fouilla dans son portefeuille, y prit un billet de cent francs, ouvrit la portière et, s’agrippant au marchepied, parvint à frapper le bras de son automédon épileptique.
— Ça va bien, lui cria-t-il, voilà le pourboire promis, arrêtez-moi à la première station de taximètres.
Le galop furieux continua quelques secondes encore, puis Jérôme Fandor avisa un taxi-auto qui passait en maraude, sautait en voltige du fiacre, rejoignant le taxi-auto, grimpa sur le marchepied :
— Vite, allez, marchez, il faut que je rejoigne ce coupé.
Et tandis que l’auto démarrait à toute allure, épuisé, hors d’haleine, le cœur battant à tout rompre, Jérôme Fandor, cramponné au marchepied, finissait par ouvrir la portière. Il se jeta à l’intérieur du landaulet, tomba sur les coussins, épuisé.
Dix minutes plus tard, Jérôme Fandor se retrouvait en pleine possession de ses moyens. Malheureusement, la situation ne s’était pas améliorée. Certes, le journaliste avait été merveilleusement inspiré en sautant du simple fiacre pris aux Lilas pour grimper dans le taxi-auto. Facilement, en effet, le wattman forçant un peu l’allure avait rejoint le coupé de maître et maintenant il le suivait la roue dans la roue, sans qu’il fût possible que celui-ci s’échappât. Cependant, Jérôme Fandor, à peine remis de ses premières émotions, avait en effet avidement contemplé le coupé de maître dans lequel se trouvait, croyait-il, lady Beltham. Il avait eu une violente émotion. Il lui avait semblé que, par le petit carreau percé dans la paroi postérieure du coupé, sans même relever le rideau qui le voilait, mais en profitant de l’œillère qui y était ménagée, quelqu’un l’avait regardé à plusieurs reprises, quelqu’un avait surveillé le taxi-auto.