Le Bedeau descendait.
Alors, Fandor se rencogna tout contre l’escalier, adossé à la muraille. Il avait éteint son rat de cave. Il faisait un noir d’encre.
Le Bedeau descendait toujours.
Bruit du revolver qu’on arme. Le Bedeau devait avoir bu lui aussi. Voilà qu’il prenait, qu’il essayait de prendre la voix et le ton du pauvre Célestin Labourette :
— Alors, tu l’apportes, cette bouteille ?
Fandor ne répondit pas.
Le Bedeau pressa sur le déclic d’une lampe de poche, il regarda autour de lui, vit Fandor, sursauta, tendit le bras et fit feu de son revolver, en hurlant :
— À mort le jésuite, à mort le mouchard.
Fandor s’était laissé tomber et avait agrippé le Bedeau par les jambes :
— Rends-toi.
Mais l’apache n’avait pas lâché son arme. Il fit feu une seconde fois.
— Alors, gare la casse, dit le journaliste, et d’un vigoureux coup de poing, de sa gauche, il étourdit le Bedeau, cependant que sa main droite empoignait par le goulot la bouteille de fine champagne demeurée à sa portée.
Une troisième fois, le Bedeau essayant de se relever, brandit son revolver. Déjà, Fandor, de sa bouteille de fine champagne, avait frappé l’apache au front.
L’homme tomba.
Sans grande compassion, car les minutes pressaient, Jérôme Fandor se pencha sur sa victime :
— Ma foi, je crois qu’il en tient, dit-il.
***
Deux minutes plus tard, c’était le Bedeau qui sortait de la cave tragique. Mais était-ce bien lui ? C’était en tout cas, un homme qui avait revêtu son pantalon, son veston, sa casquette, qui portait autour de son cou, masquant le bas de son visage, son long foulard rouge. Adèle qui montait la garde en haut de l’escalier apostropha l’homme :
— Ça été dur, hein ? tu as tiré trois fois ?
Il eut un grognement inintelligible pour réponse : L’homme gagna la porte de la salle à manger, l’ouvrit et d’une voix que la rage, sans doute, rendait indistincte, il questionna :
— Le Célestin Labourette, qu’est-ce qu’il dit ?
Adèle, faisant toujours le guet, répondit :
— Y’en a pu.
— Tant mieux, et les autres, où ils sont ?
— Ils font leur métier au premier étage.
— Ça va.
L’homme qui portait les vêtements du Bedeau, l’homme qui devait être le Bedeau, était revenu sur ses pas, se dirigeait vers la porte du jardin.
Surprise par sa manœuvre, Adèle interrogea :
— Où vas-tu ?
— Où ça me plait.
Il sortit.
***
Quelques minutes après le départ de l’homme vêtu des vêtements du Bedeau – l’homme ne devait pas être loin, à l’autre bout du jardin, peut-être —, Adèle se prit à tressaillir. Dans la cave quelque chose avait bougé. Fandor n’était donc pas mort ? C’était une maîtresse femme en vérité. Sans appeler, elle descendit quelques degrés de l’escalier de la cave. En plein sur le seuil, dans l’éclairage falot de la petite lampe électrique qui brûlait toujours, la fille aperçut un corps vêtu d’une livrée de domestique, qui se débattait en proie à de terribles convulsions :
— Bon Dieu, murmura Adèle, cet imbécile de Bedeau qui n’a pas tué tout à fait Fandor.
Et elle remonta pour aller chercher les camarades et les prier d’achever le blessé.
***
À peine avait-il franchi la grille du jardin que celui qui avait pris les vêtements du Bedeau rencontrait, longeant la rue déserte, un groupe d’hommes qui se jetèrent sur lui et sans mot dire le ligotèrent. Et comme il faisait très sombre à ce moment, Jérôme Fandor se demanda :
— Sacré nom d’un chien, est-ce que ce sont des agents de police ou les amis des assassins ? Entre quelles mains suis-je tombé ?
Il n’osa résister. Des coups de feu retentissaient dans la villa :
— Qui diable assassinent-ils encore puisque Labourette est mort ? que je ne suis plus là, et que les autres sont des complices ?
22 – EN JUGEMENT
L’aube était blafarde. Dans la rue déserte, on n’entendait que le bruit d’un fiacre cahotant, montant la rue tortueuse. C’était un véhicule antique, un coupé à galerie aux roues cerclées de fer qui sonnaient sur le pavé, chargé à en chavirer d’un côté. Les ressorts ployaient sous le poids. Le cheval, un sac d’os, trébuchait à chaque pas et, insensible aux coups de fouet répétés de l’automédon, tirait péniblement ce triste équipage. À côté du cocher, un apoplectique énorme, enveloppé dans un manteau à triple collet, avait pris place un tout jeune homme, aux allures d’ouvrier sans travail, chaussé d’espadrilles, la casquette rabaissée sur les yeux.
Il se retournait comme s’il eût redouté d’être suivi. De l’intérieur du fiacre, d’où par les portières dont les vitres étaient abaissées, sortaient des coudes et des bras, montaient des râles et des plaintes que couvraient des bruits de voix. De temps à autre une tête blafarde se penchait hors de la portière et semblait chercher, dans l’atmosphère matinale, un peu d’air pur à respirer.
L’équipage se hissa lentement vers les hauteurs de Belleville. Lorsqu’il atteignit la place du Danube, le cheval s’arrêta. Le cocher refusait d’aller plus loin.
— Jamais, grommelait-il, avec une charge pareille, mon carcan ne sera foutu de remorquer la tinette jusqu’en haut de la butte. On a convenu de trois francs pour venir jusqu’ici, aboulez la galette, je ne veux plus rien savoir. Je m’en vas relayer.
— Pousse, mon vieux, dit son voisin de siège, tape sur ta rosse, un dernier coup et quand on sera arrivé, on te paiera un verre avec les copains.
— Regarde donc s’il est fadé mon carcan. Il n’en peut plus foutre une datte. Autant me demander de le crever tout de suite. Allez, débinez-vous, tous tant que vous êtes. J’en ai assez de charrier une marchandise pareille. Savoir d’où c’est que vous venez et si vous n’avez pas fait un mauvais coup.
— Ce que t’es poireau, dit le jeune homme pale et grelottant, on n’a rien fait du tout de mal, c’est un aminche qui s’est trouvé tourner de l’œil, rapport à ce qu’il a rapporté les vertiges quand il tirait son temps aux colonies. On pouvait tout de même pas le coller dans le métro.
— Allez, caltez, mes trois francs et que ça finisse. Autrement, je vous compte plus cher, car ce sera à l’heure.
Sur la place du Danube, jusqu’alors déserte, apparaissaient quelques passants. Les clients du fiacre attardé, qui s’en aperçurent et redoutaient évidemment de déterminer un attroupement, après un bref conciliabule tenu à l’intérieur du véhicule, n’insistèrent pas. Ils sortirent trois du misérable véhicule, s’extrayant avec peine et à reculons par les portières grandes ouvertes. Lorsqu’ils furent dehors, prenant par les jambes et les épaules une quatrième personne qui se trouvait encore à l’intérieur de la voiture, ils la transportèrent sur un banc où ils l’étendirent en attendant. Le garçon pâle, non sans peine, avait réuni, en quêtant auprès de ses camarades la somme convenue avec le cocher de fiacre. Il la lui remit non sans manifester son amertume :
— Tu n’es pas un frère. Bourgeois repu qui veut pas rendre service à l’ouvrier. Plus souvent qu’on te donnera un pourboire. Tâche moyen plutôt de ne jamais te retrouver sur notre route.
Le cocher, indifférent à ses apostrophes, empochait l’argent, non sans avoir, au préalable, vérifié la qualité des pièces.
Il fit claquer son fouet, agita les guides :
— Ça va bien, ça va bien, disait-il, y a pas que vous autres comme clients dans Paris. Heureusement. Sans quoi j’aimerais mieux coller ma démission tout de suite.
***
Tandis que le fiacre s’éloignait, les compagnons du jeune homme pâle, tous vêtus comme lui, tous d’allures suspectes, s’étaient réunis auprès du banc sur lequel gisait, inerte, leur camarade. Autour du cou et du front de ce dernier, on avait noué deux mouchoirs qui, par endroit, se teintaient de sang. Le malade, le blessé, était un vigoureux gaillard aux épaules robustes, à la forte moustache dont la teinte noire tranchait sur la pâleur cadavérique du visage.