— Pas ici, les copains, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? j’en ai bien assez d’un sur le point de crever, faudrait pas me coller un cadavre dans la carrée.
Le Barbu approuva :
— Fleur-de-Rogue a raison. Allons dehors.
Et du doigt il désignait le terrain vague qui s’étend entre la rue de la Liberté et la place du Danube.
La jeune fille impassible, écouta prononcer la terrible sentence, mais ne regarda même pas les deux seuls êtres, qui, parmi les apaches, ne s’étaient pas encore prononcés : Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf.
— Que faire ? demanda Bec-de-Gaz.
— Que faire ? répondit Œil-de-Bœuf comme un écho.
Le Barbu s’adressa à la fleuriste :
— Allons, ouste, passe devant, fit-il, et ne cherche pas à te débiner, t’as joué, t’as perdu, faut payer.
La Guêpe ne bougea pas :
— Je ne vous reconnais pas comme juges, dit-elle.
— Crénom, jura le Barbu, j’aime pas beaucoup qu’on me défie, obéiras-tu, oui ou non ? La Guêpe, tu as perdu. Plus tu résisteras, plus ton châtiment sera terrible.
Et soudain les apaches s’arrêtèrent, interdits. Un homme venait d’entrer, drapé dans un grand manteau noir, le visage dissimulé derrière un loup, son grand chapeau de feutre abaissé sur le front :
— Fantômas, murmurait-on, le patron.
— Oui, Fantômas, déclara celui-ci d’une voix tonitruante, et je vous ai entendus, et je suis furieux. Toi, le Barbu, d’abord de quel droit te permets-tu de juger, de condamner, suis-je le maître, oui ou non ?
— Mais, tu n’étais pas là, Fantômas, et Bébé nous a donné des preuves.
— Rien à faire, cria Fantômas, quand on juge, il faut que je sois là et si quelqu’un doit prononcer une sentence c’est moi, moi seul. Dans la Bande des Ténébreux, j’ai seul le droit de punir et le devoir de châtier.
Fantômas se tourna vers la Guêpe, qui le regardait les yeux fous.
— Oh, fit-il, ne t’imagines pas, la Guêpe, que ma présence va te sauver, je sais que tu es coupable et ton châtiment sera terrible, plus terrible peut-être encore que celui qu’on voulait t’imposer. Mais ton heure n’est pas encore venue.
Ayant ainsi parlé, Fantômas montra l’infortuné Bedeau qui râlait toujours sur son matelas.
— Cet homme se meurt, déclara-t-il, il agonise. Dans une heure il ne sera plus si vous l’arrachez aux soins de la Guêpe. Qu’elle le sauve d’abord, nous verrons ensuite.
— Patron, dit Bébé, on voit bien que tu ne la connais pas. Si on la laisse libre, un quart d’heure seulement, la Guêpe va se débiner, nous ne la retrouverons plus.
Fantômas toisa le jeune apache :
— Qui t’a prié de parler, Bébé ? Quand on a des choses inutiles à dire, on la boucle. Tiens-toi-le pour dit. Je sais ce que je dois faire. D’abord, tu vas commencer par calter d’ici, et vivement. Toi aussi le Barbu, toi de même Mort-Subite. Triples crétins que vous êtes. Vous ignorez donc que la police est sur vos traces en ce moment, et que si vous ne vous éparpillez pas au plus tôt, elle va, en un facile coup de filet, mettre à l’ombre tous les agresseurs du marchand de cochons. Défilez-vous aux cinq cents diables et sans perdre une minute.
— Mais, hasarda Bec-de-Gaz, et la Guêpe ?
— La Guêpe ? fit Fantômas, elle est à moi et je la garde. Maintenant, il faut deux d’entre vous pour m’aider. Toi, Bec-de-Gaz, et toi, Œil-de-Bœuf. Vous allez rester là dans le voisinage. Surveillez les approches de la police. Vous savez siffler, ne manquez pas de le faire si les circonstances l’exigent. Quant à la Guêpe, elle va soigner le Bedeau. Dans une heure le malade sera sauvé ou mort, dans une heure, avec l’aide de Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, moi, Fantômas, j’emmènerai la Guêpe, et je vous jure, les copains, que vous serez satisfaits lorsque vous saurez ce qui lui arrive. Allez.
23 – LE REPAIRE
À sept heures du matin, dans la tiédeur de son lit, Juve qui avait commencé à dépouiller ses journaux et, naturellement, sursauté en lisant un premier reportage fait à la hâte et peu explicite relatif au meurtre du malheureux Célestin Labourette, meurtre inexpliqué, inexplicable, affirmait le journal, mais qui, cependant, entraînerait certainement d’importantes arrestations dans le monde de la pègre, car la police prévenue avait pu arriver à temps et arrêter un des auteurs du forfait.
Juve était encore en train de lire les détails du tragique récit lorsqu’au pied de son lit le téléphone se mit à carillonner. Il bondit sur l’appareil : c’était M. Havard qui appelait à l’aide le roi des policiers et le chargeait d’aller éclaircir ce que l’on appelait déjà « la tragique affaire des Lilas ».
— Je ne suis pas renseigné du tout, dit M. Havard, tout ce que je sais, c’est qu’il y a un meurtre et que l’on a arrêté quelqu’un. Allez donc voir de quoi il s’agit, Juve. Décidément le drame court la rue. Il faut en finir. Il faut, pour satisfaire l’opinion, que nous arrivions au moins à éclaircir l’un de ces mystères.
Ce n’est pas, en vérité, uniquement pour donner satisfaction à l’opinion que Juve s’habilla en hâte et partit pour Les Lilas. Le policier se souciait fort peu de ce que l’on est convenu d’appeler « l’opinion », qui avait une importance capitale aux yeux de M. Havard. L’opinion, c’était, pour Juve, quelque chose de négligeable au regard de la conscience, et c’était en s’aidant de sa conscience que Juve se promettait d’apporter tous ses soins à la nouvelle enquête qu’on lui confiait. Depuis longtemps, en effet, Juve considérait que les crimes le plus souvent ne sauraient être considérés comme formant autant d’affaires nettement définies et distinctes. Il jugeait et l’expérience lui avait à maintes reprises donné raison, que les affaires sont reliées entre elles, qu’elles dépendent les unes des autres, que les criminels appartenant au monde de la pègre se connaissent, se renseignent entre eux, ont des affinités, des rapports, ce qui fait qu’il est toujours intéressant, dans l’étude d’une affaire, de ne point oublier les constatations établies au cours d’une enquête se rapportant à une autre affaire.
— Célestin Labourette, songeait Juve, tout en s’habillant, Je connais ce nom, mais du diable si je peux préciser où je l’ai entendu pour la première fois. Célestin Labourette, un marchand de cochons ? m’a dit M. Havard.
Et puis, soudain, Juve se souvint. Célestin Labourette, mais oui ! Au Crocodile, le gros qui disait : « Parfaitement, je suis marchand de cochons, gros marchand de cochons, comme qui dirait le roi des marchands de cochons. »
Maintenant qu’il y pensait, d’ailleurs, c’est ce même soir, avec Backefelder, qu’il avait vu Adèle et Chonchon, sans compter le maître d’hôtel : Bébé. Crédibisèque, il ne fallait pas beaucoup de flair pour sentir les traces de… Ne nous énervons pas.
***
Au commissariat de police des Lilas, le collègue de service ne lui laissa même pas le temps d’ouvrir la bouche :
— Eh bien, mon cher, pour une fois, je crois que vous arrivez comme les carabiniers d’Offenbach. Il n’y a plus rien à trouver. Le coupable est sous les verrous. Par conséquent, j’imagine que, grâce à ses aveux, grâce aux dénonciations de ses complices, nous saurons tout.
— Eh bien, c’est parfait, la besogne va nous être simplifiée si réellement l’un des assassins est déjà sous les verrous. En somme, que s’est-il passé ? que savez-vous ? comment avez-vous été prévenu ?
— Voici en deux mots l’affaire. Hier soir, vers onze heures, j’étais en train de signer des rapports, des papiers administratifs, lorsque tout d’un coup, le brigadier de garde a frappé à la porte de mon cabinet. C’est un homme en qui j’ai toute confiance, sérieux, habile, connaissant son métier. « Monsieur le commissaire, m’a-t-il déclaré, il y a l’agent Perrier qui vient de rentrer au poste et qui raconte une histoire extraordinaire. »
J’ai fait entrer l’agent Perrier et il m’a raconté, en effet, des choses extraordinaires. Au beau milieu de sa faction, alors que, suivant sa propre expression, il ne « songeait à rien du tout », il a entendu des cris, puis des coups de revolver provenant d’une petite villa voisine. Mon agent a aperçu une grosse femme vêtue de façon un peu voyante qui s’enfuyait en toute hâte, cependant qu’à la porte d’entrée une autre femme lui criait :